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voit… Bah ! mon cher, la femme parfaite est aussi introuvable que le cheval sans aucun défaut. Il en résulte seulement qu’elle peut m’égratigner et me mordre tant qu’elle veut, je baisse la tête et…

En ce moment Frances rentra, apportant du vin, de la viande et du pain. Mon hôte improvisé se jeta sur les vivres avec voracité.

— À propos, dit-il après s’être administré plusieurs rasades, où passerai-je la nuit ? Je ne peux me rendre dans l’aile occupée par le général et par Rolf. J’irais bien dormir dans l’écurie sur une botte de paille, seulement j’ai peur du cocher.

— Nous n’avons plus de cocher, dit Frances, qui devint toute pâle,

— Comment ! vous avez renvoyé Harry Blount !

— Harry Blount est mort.

— Mort ! il aurait aujourd’hui trente ans à peine. C’est moi qui lui avais appris à monter ; mais, Frances, mon ange, vous êtes toute pâle. Avez-vous dû aussi vous défaire du beau cheval de selle ?

— Non, Tancrède est soigné à la ferme ; mais le souvenir d’Harry Blount est affreux pour moi, pour moi… qui suis cause de sa mort.

— Vous dites des folies ; allons donc ! Vous avez bien pu dans un moment de vivacité… (il fit le geste d’un homme qui en cravache un autre), mais je lui en ai fait plus d’une fois autant, cela ne tue pas, et vous ne l’avez pourtant pas assassiné.

— Je ne suis pas moins la cause de la mort de ce brave garçon. Ce fut lors d’une promenade en voiture. Nous avions dû nous défaire du bel attelage gris-pommelé…

— Goddam ! les belles bêtes ! mon pauvre père !

— Nous avions un nouveau cheval que nous voulions atteler avec le seul qui nous restât. Il s’agissait de l’essayer. Harry voulait le faire seul, mais je m’étais mis en tète de conduire moi-même. Je montai donc sur le siège à côté de lui, je saisis les rênes, nous prîmes la route qui va de Z… au village, nous allions comme le vent, je menais haut la main, je m’applaudissais de mon triomphe, Harry secouait la tête et me recommandait la prudence. Le ciel était sombre et orageux. Folle que j’étais, j’excitai encore plus les chevaux, qui commencèrent à ne plus sentir le mors. Harry, effrayé, voulut me reprendre les rênes, je résistai, ne voulus pas les lâcher. Au même instant, l’orage, qui menaçait depuis quelques heures, éclata, le tonnerre roula avec fracas, les chevaux se cabrèrent. Blount sauta à bas du siège pour les maîtriser… H tomba, et les chevaux lui passèrent sur le corps. Désespérée, je sautai aussi au risque de me tuer. La violence du choc me jeta dans une sorte d’évanouissement. Quand j’en sortis, je vis le malheureux Harry Blount étendu à terre, écrasé, respirant à peine. H ne survécut pas une heure à l’accident.