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LE MAJOR FRANS.

— Enfin, Rudolf, vous auriez pu tomber plus bas ; votre métier du moins exige du courage et de l’adresse ; mais je n’accepte pas. Je ne reprends pas ce que j’ai donné. Demain de bonne heure nous nous reverrons, car il est inutile que vous sautiez du balcon et que vous escaladiez encore une fois le mur du jardin.

— Parbleu ! la belle affaire pour un premier sujet de voltige ; mais si vous voulez vous assurer que je pars pour tout de bon…

— Je vous ai dit que je voulais encore avoir confiance en vous, je ne retire pas ma parole. Bonne nuit, messieurs.

Elle était déjà loin quand Rudolf, qui achevait de vider la bouteille, me dit en reprenant son ton habituel : — Je ne sais pas bien si je "dois vous féliciter, monsieur Léopold, mais je crois vraiment que notre charmant major a trouvé son colonel.

Il me répugnait d’entamer avec lui un pareil sujet de conversation. Je fis un signe de doute.

— Ah çà ! reprit-il, croyez-vous qu’on n’ait pas d’yeux ? Je connais les femmes, je vous en réponds. C’est une connaissance qui m’a coûté gros. J’en ai rencontré dans ma vie vagabonde de toutes les couleurs, et ma nièce, bien qu’elle ait le cœur mâle, est pourtant une femme. Vous lui donnez dans l’œil, c’est certain. 11 en est d’elle comme d’un cheval de race ; moyennant patience, attention, fermeté de main, on en vient à bout. Pour moi, j’ai toujours été trop passionné, trop impatient. Thèse gracions devils s’en aperçoivent, et dès lors vous avez le dessous, il n’y a plus rien à faire. Après tout,… peut-être que je me trompe, dit-il en voyant que je restais silencieux ; autrement j’ajouterais que je désire que vous soyez riche. Le grand-père est ruiné…

— Par qui ? — lui dis-je un peu cruellement, mais ce verbiage m’était insupportable.

— Par qui ? That is the question. J’y ai contribué, voilà tout. Diable m’emporte si je mens ! John Mordaunt, s’il vivait, pourrait en dire long. Il avait pourtant reçu la dot de sa femme, et Frances aurait dû la retrouver à sa majorité. Par malheur, il l’avait mangée, car ils vivaient, monsieur, ils vivaient ! On m’envoyait toujours au Werve avec mon gouverneur, car je commençais à voir, à observer ; après la mort de ma sœur, je ne fréquentai plus la maison Mordaunt… Cela vous ennuie peut-être de m’entendre débiter toutes ces choses ?

— Nullement. Je suis bien aise au contraire de savoir vos aventures.

— Hé, mon Dieu ! la première cause de mes malheurs, c’est mon père, qui me contraria en tout. Je voulais être officier ; mon père ne voulut jamais me laisser entrer à l’école militaire de Breda, contre