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laquelle il avait je ne sais quelles préventions. Il tenait absolument à me voir étudier le droit à Leyde, pour que je fisse mon chemin, disait-il. Ah ! oui, j’en ai fait du chemin. Puisque j’étudiais pour le plaisir de papa, je voulus aussi y trouver le mien, et, comme il m’envoyait beaucoup d’argent, je menai une vie d’étudiant extravagante. J’avais cheval et tilbury, je fis d’énormes dettes ; pourtant je suivais quelques cours qui m’intéressaient, et j’allais bientôt passer mes examens, quand mon père s’embarqua dans un procès avec tante Roselaer, et le perdit. Je ne pus continuer ma vie d’étudiant. Mon père, grâce à des protections puissantes, me fit avoir un poste assez avantageux dans les finances. J’étais comptable, nota bene, et je devais épouser une riche héritière. C’était une des conditions. Malheureusement l’héritière était trop mûre et d’un nez trop rouge pour mes goûts, et mon père furieux me déclara qu’il ne voulait plus s’occuper de moi. Je n’avais pas la moindre disposition pour la vie régulière des bui’eaux. Je trouvai un vieux bureaucrate qui était resté vingt ans assis sur la même chaise sans y moisir, je lui abandonnai tout l’ouvrage, et je m’amusais sans penser à rien, quand un beau jour j’appris que mon animal s’était enfui avec la caisse. J’étais responsable, et mon père, comptant sur le susdit mariage, avait versé ma garantie. Je crois bien que l’héritage maternel de la pauvre Frances disparut dans le gouffre. Que faire ? J’avais une belle voix, je voulais aller à l’étranger m’exercer dans quelque conservatoire et revenir comme chanteur d’opéra. Mon père ne voulut pas y consentu’, et me signifia que je n’avais d’autre ressource que de me faire soldat. Je cédai, espérant qu’une fois engagé je ne tarderais pas à devenir officier ; mais je ne pus jamais m’habituer à la discipline. On m’avait envoyé en garnison dans une petite place de la frontière. Rolf était mon lieutenant, et ne m’épargnait ni corvée, ni faction. Bref, j’avais signé un engagement de cinq ans, je ne restai pas cinq mois au bataillon. Un beau matin je désertai. On me rattrapa, je blessai un sous-officier en me défendant, mon compte était clair, mais je parvins à m’échapper de prison. Je dois dire qu’on y mit quelque complaisance, et Frances, je l’ai su plus tard, contribua à faciliter mon évasion. Me voilà libre comme l’air, mais il fallait vivre. J’essayai de tout. Je donnai des leçons de latin et de français à de petits paysans allemands, des leçons de chant et de piano à de petites frauleiiu je fus le chanteur privé d’une comtesse autrichienne qui était sourde et s’imaginait que ma voix ressemblait à celle de Roger, j’errai en compagnie d’une troupe d’opéra ambulante, je chantai en plein vent, je fus cocher d’un baron, voyageur pour une maison en vins, mais on voulut m’envoyer en Hollande, bonsoir ; puis je fus garçon de café, mar-