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dans une maison de jeu. Là, sans être reconnu de lui, j’ai vu mon malheureux père jouer avec un acharnement dont vous n’avez pas d’idée, et croyez bien que, malgré tous mes torts, c’est ainsi qu’il a mangé sa fortune et celle de Frances. J’aurais voulu me jeter à ses pieds, le supplier de ne pas se précipiter dans le gouffre. J’étais enchaîné par ma position, mais je l’épiai à son insu, et j’acquis la certitude qu’il avait emprunté de l’argent à un banquier hollandais, qu’il avait signé des traites en arrière de Frances, et, voyez-vous, de peur d’avoir à lui avouer sa faute, il m’aura accusé devant elle…

— Mais ce serait abominable !

— Que voulez-vous ? La passion ne raisonne pas, j’étais loin, mon nom était déjà flétri. Si seulement je pouvais me disculper devant Frances ! Pour finir mon histoire, je ne fus pas plus heureux dans le Nouveau-Monde qu’en Europe, je fis naufrage, je perdis tout ce que j’avais, je m’enfonçai dans le far-west sans parvenir à rien faire qui m’assurât un avenir ; bref, je fus encore heureux de rencontrer master Stonehorse, directeur de cirque, et qui se proposait de visiter l’Europe avec sa troupe équestre. C’est ainsi que je foule de nouveau le sol de la patrie sous la protection du drapeau de l’Union. Une fois près d’ici, je fus saisi du désir irrésistible de revoir le Werve. Cela ne m’a pas trop bien réussi, comme vous voyez ; bah ! je tiendrai, quoi qu’il m’en coûte, la parole que j’ai donnée à Frances. Et maintenant bonsoir, je meurs de fatigue.

Il s’étendit tout de son long sur le sofa, sans attendre la moindre réflexion de ma part, et bientôt je ne pus douter que mon étrange compagnon de chambre dormait d’un profond sommeil. Je n’avais rien de mieux à faire que de l’imiter. Quand au matin j’ouvris les yeux, il avait disparu, mais il avait laissé son portefeuille sur la table.

En y réfléchissant, j’arrivais à la conviction qu’il avait deviné juste et que son père n’avait pas reculé devant le lâche expédient de diffamer son propre fils en présence de sa petite-fille, dont il redoutait les remontrances. Comme la tante Sophie avait été prévoyante en ne voulant pas que sa fortune s’engouffrât sans profit pour personne dans ce puits insatiable !

Vous comprenez, Willem, que je dus faire quelque effort pour féliciter mon vieux grand-oncle à l’occasion de son anniversaire.


VII.


Cet anniversaire tombait un dimanche. Nous allâmes au temple du village. Le prédicateur était vieux, monotone et ennuyeux. Une bonne moitié de son auditoire dormait, Frances feuilletait sa Bible