Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/301

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
295
LE MAJOR FRANS.

queur au billard, valet de chambre et secrétaire d’un comte polonais qui avait apprécié mon habileté à ce noble jeu, qui m’emmena avec lui à Varsovie et s’empressa de me confier qu’il avait trouvé moyen de rendre la Pologne indépendante. Naturellement son entreprise manqua, mais lui ne manqua pas la Sibérie, et moi-même je dus subir quelque temps de carcere duro parce que je ne voulais pas déposer contre lui. J’en sortis sans un sou vaillant. Enfin je ne veux pas vous fatiguer du récit de tout ce que je fus et fis. Il eût été plus simple de faire un bon plongeon dans quelque fleuve, mais j’ai toujours eu des préjugés contre le suicide, et puis je me porte toujours bien et j’ignore la mélancolie. Je roulai donc comme je pus à travers toutes les grandes villes et toutes les places d’eaux de l’Allemagne du nord et du sud, changeant de nom à chaque instant, incarcéré une bonne fois avec un prince moldave qu’on accusait de meurtre, élargi après avoir prouvé que ma liaison avec son excellence était postérieure au crime, tenu pour mort en Hollande, et ayant habilement manœuvré pour que ce bruit trouvât créance. À la fin j’étais las de ma vie d’aventures, je savais qu’un membre de la famille avait fait de bonnes affaires en Amérique, je voulus aussi tenter la fortune de ce côté-là ; mais il me fallait de l’argent. Je me flattais de l’espoir qu’après dix ans écoulés mon père consentirait à m’en fournir. J’écrivis à Frances. La réponse ne fut pas encourageante. Mon père me menaçait, si j’avais l’audace de reparaître, de me livrer au conseil de guerre. Je crus que Frances voulait nveiîrayer. Je vins à Z… bien déguisé, et je pus me convaincre qu’elle avait dit vrai. Frances, poor soûl, fut la seule qui eut pitié de moi, et vous savez combien il lui en a coûté. Et quand je pense qu’elle a pu me croire un faussaire ! Oh ! je n’ai pas voulu la rendre encore plus malheureuse en lui disant ce que je soupçonne…

— Et quoi donc ?

— Écoutez, j’ai des faiblesses, mais non des passions. Le vin, le jeu, les belles, comme disent les Français, m’ont coûté un argent fou, et à certains égards je ne suis qu’un grand enfant ; mais une vraie passion, une passion tyrannique, capable de faire de moi un grand homme ou un grand malfaiteur, je n’en ai jamais connu de telle. Quelqu’un de ma famille au contraire en est là, et bien des choses que j’ai vues dans mon enfance sans y trop penser… Ah çà, vous êtes un homme discret, n’est-ce pas ? sans cela Frances ne se fierait pas à vous comme elle fait, et puis vous êtes de la famille, et il vaut mieux que vous soyez averti… — Là-dessus il avala un dernier verre de vin. — Sachez donc que parmi tous les métiers que j’ai exercés en Allemagne, j’ai eu l’honneur d’être croupier