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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/304

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REVUE DES DEUX MONDES.

Malgré moi, je pensais à la ruine totale de cette maison, jadis si opulente, et au malheureux fils banni de la table paternelle. Quant au général, je ne l’avais jamais vu de si belle humeur. Cette table bien servie, ces mets fins, ces vins qu’il dégustait en connaisseur tout répondait à ses goûts d’épicurien. On alla prendre le café au jardin, on goûta le « vin de mai[1], » que Rolf avait savamment composé, et, comme tout ce monde champêtre se couchait de bonne heure, la soirée n’était pas encore avancée quand une grosse carriole fit son apparition pour ramener au village les convives enchantés.

J’espérais bien rencontrer Frances et lui proposer une promenade dans le jardin. J’eus de la peine à la trouver. Elle avait couru porter quelques friandises à la vieille mère des fermiers. Quand elle revint, son premier soin fut de s’informer où était son grand-père.

— Il ne faut pas qu’il reste un moment seul aujourd’hui, me dit-elle, j’ai été inquiète toute la journée.

— Est-ce à cause de Rudolf ?

— Je crains toujours un coup de tête de sa part. Vous êtes sûr au moins qu’il est parti ?

— Assurément, et je dormais encore ; mais il a laissé son portefeuille sur la table. J’irai demain le lui reporter.

— N’en faites rien ; je suis certaine qu’il reviendra, c’est mon cauchemar… Dites-moi plutôt, comment avez-vous trouvé mon dîner ?

— Vous êtes une charmante maîtresse de maison, Frances ; que j’aimerais à vous voir à la tête d’une maison bien montée !..

— Et où l’on n’aurait pas besoin d’aller dégager l’argenterie quand on attend des convives, dit-elle avec une certaine amertume.

— Chère cousine, cela vous a coûté bien cher ? lui dis-je avec compassion.

— Surtout cela m’humilie ; mais je devais cette satisfaction à mon vieux grand-père, à qui’je reproche quelquefois durement ses faiblesses. Rolf, qui malgré ses défauts est la meilleure âme du monde, a couru à la ville, nous avons tous les deux bien frotté les services…

— Et moi, Frances, à qui vous ne devez rien, vous m’avez si gentiment surpris…

— Ne parlez pas de cette bagatelle. Je voulais seulement marquer le jour où vous êtes devenu mon ami.

— Oh ! oui, votre ami pour la vie, lui dis-je en l’enlaçant doucement de mon bras ; ce mot m’avait enhardi, m’avait même rendu téméraire ; merci pour cette bonne parole, Frances… Mais cela ne

  1. Vin blanc mêlé de sucre et d’herbes aromatiques.