Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/314

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
308
REVUE DES DEUX MONDES.

menace toujours de le leur enlever ; mais, je l’avoue, je recule jusqu’à présent devant tous les commentaires que ce déplacement provoquera. Sa mère et lui me coûtent la plus grande partie de mon revenu. Mon grand-père me blâme et voudrait que je consacrasse mon modeste avoir à un tout autre usage. Comment voulez-vous, Léopold, que j’entraîne avec moi l’homme que j’aime dans un pareil tourbillon ?

— L’homme digne de vous posséder, Frances, ne se laissera pas entraîner, il vous aidera à en sortir.

— Impossible ; je n’abandonnerai jamais l’enfant de Harry Blount.

— C’est ce que je ne vous conseille pas non plus. Je saurai bien, soyez-en sûre, venir à bout de la mère Jool. Il faudra placer l’enfant chez vos fermiers, qui sont de braves gens. Demain je vais avec vous à O…

— Vous jeter dans ce guêpier ?

— Je n’ai pas la moindre peur.

— Quel ennui que cette femme nous ait épiés tout à l’heure !

— Quand elle nous verra demain ensemble, elle comprendra qu’il est inutile de nous espionner.

— Mais elle va remplir le pays de ses méchans propos sur notre compte.

— Eh bien ! elle dira que nous sommes amoureux. Est-ce que ce n’est pas la vérité, Frances ? lui dis-je doucement en lui prenant une main qu’elle m’abandonna.

— Vous y revenez donc, même depuis que vous savez tout ? murmura-t-elle ; mais vous ne calculez donc pas, Léopold, tous les fardeaux qui vont peser sur vous : Rolf, que nous ne pouvons plus évincer, mon grand-père avec ses besoins… et sa misère. Ah ! oui, vous allez retourner à La Haye pour rentrer en grâce auprès du ministre… Ne faites pas une pareille démarche pour moi, Léopold, vous avez dit vous-même que ce serait une lâcheté.

— Rassurez-vous, Frances ; je puis pardonner à mon oncle, mais je ne spéculerai jamais sur un rapprochement avec lui… Mais pourquoi toutes ces difficultés ? Ne comprenez-vous pas, Frances, que je vous aime, que j’ai comprimé mes sentimens tous ces jours passés avec une énergie dont je me croyais à peine capable, que maintenant je vous ai tout dit, et que je vais vous dire adieu pour toujours ou bien recevoir de vous l’assurance que vous m’acceptez pour votre mari ? Je le veux, Frances, je le veux avec une fermeté de volonté qui se rit de toutes vos objections.

— Léopold, reprit-elle, ne me parlez pas ainsi… Personne ne m’a jamais parlé comme vous… Personne ne m’a jamais aimée comme vous… Vous me mettez hors de moi-même… Et pourtant je dois vous résister. Je ne veux pas être un obstacle à votre bonheur,