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journaliers, conformes à son génie. Pour lui, la vieille maison de servitude est un héritage et elle a perdu beaucoup de ses épouvantes ; de génération en génération, il habite paisiblement à l’ombre de ses palmiers, accomplissant sa tâche, sinon sans murmurer, du moins avec une inaltérable patience[1]. »

Non, le fellah n’est ni aveugle, ni sourd, ni muet de naissance ; mais pourquoi parlerait-il de tout ce qui blesse ses yeux ? Il est sûr de n’être point écouté. Ceux qui le connaissent affirment que s’il ne parle point, il n’en pense pas moins. Que n’a-t-il voix au chapitre ! Si obscur que soit son cerveau, si engourdies que soient ses pensées, il sait pourquoi il a été assujetti à des corvées de plus en plus onéreuses, pourquoi son corps a été meurtri par le kourbasch et ses terribles lanières en cuir d’hippopotame. Ses maîtres avaient fait un pacte avec des bailleurs de fonds venus de l’Occident, auxquels ils devaient payer des intérêts usuraires ; ils avaient oublié le précepte du premier conquérant mahométan de l’Égypte : « Le point essentiel pour celui qui gouverne ce pays est de ne pas se laisser séduire par les financiers et par leurs systèmes, dont la conséquence est l’accroissement des taxes. » Le fellah sait que s’il a dû vendre la parcelle de terre à laquelle était attachée sa vie comme l’huître à son rocher, c’est qu’il ne pouvait plus acquitter l’impôt, et il sait que si l’impôt s’est accru dans des proportions exorbitantes, la faute en est moins encore au khédive qu’à ses insatiables créanciers. Le fellah n’ignore point, il soupçonne tout au moins que si Ismaïl-Pacha a contracté une dette de plus de 80 millions de livres sterling ; Ismaïl-Pacha n’a pas touché la moitié de cet argent, que le reste est demeuré aux mains des usuriers, des courtiers marrons, des entremetteurs, de toute la race détestable des amorceurs d’affaires. Le fellah voit dans l’étranger établi chez lui un intrus, un privilégié, exempt de toute taxe, possédant toutes les immunités, libre de faire ce qui lui plaît, tout-puissant, promenant partout des yeux de proie et des mains de rapine, accaparant tout le soleil de l’Égypte et dont la soif tarirait les eaux du Nil, si le Nil se laissait boire. Ce n’est pas à son maître que le fellah s’en prend de ses souffrances, c’est au maître de son maître, qui est l’étranger. Jadis Méhémet-Ali disait : « Si le fellah pouvait vomir, il vomirait un Turc. » Aujourd’hui il en veut bien moins au Turc qu’à l’étranger, et pour employer l’énergique langage de Méhémet-Ali, si le fellah pouvait vomir, il vomirait un banquier anglais, un spéculateur français et un agent d’affaires grec, allemand ou italien. Aussi lui persuaderait-on difficilement qu’on prenant possession de la vieille maison de servitude, l’étranger y ferait entrer avec lui la liberté et le bonheur. Au surplus, la seule liberté qu’il ambitionne est celle d’habiter en paix sa hutte de boue et de n’y pas

  1. The Khedive’s Egypt, p. 228.