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remarquables que les puces ; « mais elles sont là sur leur terrain, attendu que tous ces beaux et grands palais ne sont guère balayés que deux ou trois fois par an. » Il ne souhaite que le retour. Mme de Staël, en face de la baie de Naples, soupirait après son ruisseau de la rue du Bac. Laclos, sur la route de Tarente, se fait apporter un plan de Paris, pour y chercher la rue du Faubourg-Poissonnière.

Au cours de cette expédition d’Italie avait eu lieu une de ces rencontres que l’histoire anecdotique des lettres aime à enregistrer. A Milan, le sous-lieutenant Henri Beyle, âgé de dix-huit ans, fut présenté au général Laclos « dans la loge de l’État-major à la Scala. » La conversation s’engagea entre le jeune homme et le vieillard. Beyle « fit sa cour à Laclos à cause des Liaisons dangereuses, » et Laclos apprenant qu’il était de Grenoble, « s’attendrit. » Les anciens aimaient à imaginer des scènes qui mettaient en présence les maîtres de l’art et leurs jeunes disciples, afin de montrer que la tradition se continuait ininterrompue. Je ne jurerais pas que ce soir-là, dans la loge de l’État-major de la Scala, le hasard eût réuni « deux des plus grands observateurs de l’âme française ; » mais, à coup sûr, Stendhal doit beaucoup à Laclos, et de Valmont à Julien Sorel, la filiation est certaine.

Laclos mourut sans avoir revu les siens, dont il n’avait même pu assurer le sort. Ce fut la fin mélancolique d’une destinée manquée. « Honnête et sensible, il s’agitait parmi les fripons et les débauchés. Après avoir été primé par les grands seigneurs, il eut encore l’humiliation de se voir écarter par les grands révolutionnaires et mourut loin de son foyer, sans argent, sans amis et sans gloire. » Peut-on dire qu’un tel jugement auquel s’arrête le plus récent et le plus favorable de ses biographes soit, à vrai dire, une réparation ? Quoi qu’on fasse, on n’empêchera pas que Laclos ne conserve un renom suspect. Mais, grâce à ces dernières publications, sa figure est sortie de l’ombre. Elle cesse d’être énigmatique. On aperçoit assez aisément les diverses influences sous lesquelles elle s’est modifiée. Choderlos de Laclos a commencé par être un officier qui, pour tromper l’ennui de la vie de garnison, fréquente des compagnies élégantes, « la fine fleur de l’aristocratie grenobloise, et, par manière de divertissement, s’essaie à la littérature. Un succès imprévu bouleverse sa destinée et lui fait adopter pour quelque temps une personnalité d’emprunt. Désigné par sa fâcheuse réputation au choix du Duc d’Orléans, il se mêle aux intrigues de la politique, et celles-ci le conduisent, par une pente insensible, en plein mouvement