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féerie qui n’ont pas de poids et que l’on fait passer doucement sur de l’eau imitée.

C’est étrange, je me sens plus triste à ce départ qu’à celui d’il y a quinze ans, — sans doute parce que tout l’inconnu de la vie n’est plus en avant de mon chemin, et que je suis à peu près sûr aujourd’hui de ne revenir jamais.

Demain donc, ce sera fini du Japon ; le grand large nous aura repris, le grand large apaisant et bleu, qui fait tout oublier. Et nous irons vers le soleil ; dans cinq ou six jours, nous serons dans les pays d’éternelle chaleur, d’éternelle lumière…

Tant d’adieux j’ai à faire aujourd’hui, ayant su me créer en ville de si brillantes relations : Mme l’Ourse, Mme Ichihara, Mme le Nuage, Mme O’Tsuru-San, etc. !

Un temps à souhait ; un doux soleil d’arrière-saison, qui rayonne sur mon dernier jour. Il n’y a vraiment pas de pays plus joli que celui-là, pas de pays où les choses, comme les femmes, sachent mieux s’arranger, avec plus de grâce et d’imprévu, pour amuser les yeux. C’est le pays lui-même que je regretterai, plus sans doute que la pauvre petite mousmé Inamoto ; ce sont les montagnes, les temples, les verdures, les bambous, les fougères. Et, tous les recoins qui me plaisaient, j’ai envie cet après-midi de les revoir encore.

En allant prendre congé de Mme l’Ourse, je passe devant une pagode où il y a fête et pèlerinage ; depuis quinze ans, je n’avais plus revu de ces fêtes-là et je les croyais tombées en désuétude. C’est un de ces lieux d’adoration, au flanc de la montagne, où l’on grimpe par des escaliers en granit de proportions colossales. Suivant l’usage, le vieux sanctuaire en bois de cèdre, qu’on aperçoit là-haut, est enveloppé pour la circonstance d’un vélum blanc, sur lequel tranchent de larges blasons noirs, d’un dessin ultra-bizarre, mais simple, précis et impeccable. Et la porte ouverte laisse voir, même d’en bas, les dorures des dieux ou des déesses assis au fond du tabernacle.

Des mendians estropiés, des idiots rongés de lèpre ont pris place au soleil d’automne des deux côtés de l’escalier, pour recevoir les offrandes des pèlerins. Et un pauvre petit chat, galeux et crotté, est aussi venu d’instinct s’aligner avec ces échantillons de misères.

Mais comme il y a peu de fidèles ! Décidément, la foi se meurt, dans cet Empire du Soleil Levant. Quelques bons vieux,