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vas certainement t’appliquer à détruire en toi-même : l’amour de ta personne, le besoin de dominer les autres, la jalousie folle et niaise.

Il faut que nous n’ayons plus à souffrir de tout cela, et que cette fois nous ne disions plus une seule fois : « Quand retournes-tu à la pension ? » Il faut que ton séjour dans la famille soit un bonheur complet pour nous comme pour toi, et qu’à l’époque où tu seras forcée de retourner chez Mme Bascans, nous ayons du regret de nous séparer de toi. Je t’ai dit bien souvent que j’avais pour toi un amour que rien ne pourrait détruire quand même tu ne le mériterais pas, parce que cet amour est dans la nature. Mais tu ne dois pas prétendre seulement à cet amour d’instinct que les fauvettes ont pour leurs petits. Nous ne sommes pas des oiseaux, et nous devons ennoblir les affections du sang par l’estime réciproque. Il ne suffit pas que je te consacre mes soins et mes efforts. Il faut que je puisse t’aimer comme ma meilleure amie, et jusqu’ici je ne t’ai aimée que comme ma fille. Il est vrai que tu n’étais qu’une enfant. Mais tu as un peu prolongé, par ta volonté ou ta négligence, cet état d’enfance qui commence à devenir ridicule à mesure que tu grandis, et qui deviendrait intolérable si tu n’en sortais pas, à l’âge où cette révolution doit s’accomplir chez tous les êtres intelligens. Le temps est venu. Il me semble, d’après tes lettres, que ta raison et ton instruction ont fait beaucoup de progrès depuis que tu es chez Mme Bascans. Mais je vois encore des puérilités que je m’attache dans mes réponses à te faire sentir, afin que tu les abjures sans retour. J’espère qu’ici tu y travailleras sérieusement, et que, si tu te reposes un peu de tes études, tu entreprendras du moins d’améliorer ton moral, ce qui est une tâche difficile, mais absolument nécessaire. Tu ne dois pas rougir, mais te féliciter au contraire de l’entreprendre. Il n’y a que les cœurs étroits et les esprits vulgaires qui reculent devant ce devoir glorieux et saint.

Bonsoir, ma chère fille. Réfléchis bien à cette dernière lettre, et qu’elle se mêle un peu dans tes pensées à l’idée si douce de revoir Nohant et tous ceux qui t’aiment. Je ne t’écrirai plus, et je t’embrasserai bientôt. Mais songe qu’il y aura un nuage sur mon bonheur si Mme Bascans m’écrit que tu as manqué de courage et de soumission dans les derniers jours. Tu ne trouveras plus Pauline [Viardot] ici. Elle part le 16, mais elle reviendra cet automne. Je l’espère beaucoup. Tous ceux qui l’ont vue ici un instant l’ont adorée tout de suite, non seulement pour son talent et son intelligence, mais surtout pour sa bonté, sa simplicité et son dévouement aux autres. Si tu lui ressemblais un jour, je serais la plus heureuse des mères. — Bonsoir. Chopin t’embrasse et t’attend pour te gâter. Mais je ne le laisserai plus faire. Adieu pour la dernière fois. Maintenant ce sera bonjour.


George Sand à sa fille.

18 juillet 1842.

Ma chère grosse, je te félicite des bonnes résolutions que tu as prises et je t’en remercie ; car le bien que tu te fais à toi-même me fait du bien aussi, par l’amour que je te porte et le besoin que j’ai de ton bonheur. Tu comprends toi-même que tu agis contre tes intérêts en te révoltant. Quand