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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/166

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réservait Lebrun à ses offres de service, il se recueillait avant de prendre une attitude. Une femme séduisante, la comtesse de La Châtre, à qui le divorce permit de devenir la comtesse de Jaucourt, tenait sa maison. Quelques-uns de ses amis de France, eux aussi « chassés par les piques, » — entre autres Narbonne, qu’un jeune médecin allemand avait réussi à tirer de Paris, Mathieu de Montmorency et Beaumetz, — abritaient leur exil sous son toit.

Si l’on veut connaître quels étaient alors les vrais sentimens de Talleyrand, il faut lire une lettre qu’il écrivit, le 3 octobre, au marquis de Lansdowne. Il avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres dans ses précédens séjours, ce grand seigneur d’esprit très large, très éclairé, qui avait suivi avec une chaude sympathie le mouvement de 89. Une amitié, que les années ne briseront pas, s’était nouée entre eux ; ils avaient pris l’habitude d’échanger sur toutes choses leurs impressions, sans fard et sans calcul.


Milord, mandait Talleyrand à son ami, j’espérais depuis bien longtemps profiter de votre bonté et aller passer auprès de vous quelques jours d’esprit, de raison, d’instruction et de tranquillité... Quand on a passé les deux derniers mois à Paris, on a bien besoin de venir se retremper dans la conversation des hommes supérieurs. Dans un moment où l’on a tout dénaturé, tout perverti, les hommes qui restent fidèles à la liberté, malgré le masque de sang et de boue dont d’atroces polissons ont voilé ses traits, sont en nombre excessivement petit... Pour moi, Milord, ce que je désire, c’est que nous ne soyons pas absolument impuissans à la liberté. Comprimés depuis deux ans entre la terreur et les défiances, les Français ont pris l’habitude des esclaves, qui est de ne dire que ce qu’on peut dire sans danger. Les clubs et les piques tuent l’énergie, habituent à la dissimulation, à la bassesse ; et si on laisse contracter au peuple cette infâme habitude, il ne verra plus d’autre bonheur que de changer de tyran. Depuis les chefs des Jacobins qui se plient devant les coupe-têtes jusques aux plus honnêtes citoyens, il n’y a aujourd’hui qu’une chaîne de bassesses et de mensonges dont le premier anneau se perd dans la boue[1]...


Loin des loups, ne craignant plus leurs crocs sanglans, Talleyrand était redevenu lui-même. Cette page frémissante fait penser aux dernières colères de Mirabeau, — du Mirabeau attristé et véhément dont il avait été, sur son lit de mort, le confident suprême. Comme le grand orateur qui avait vu avec effroi son

  1. Pallaln, la Mission de Talleyrand à Londres, p. 419-20.