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beau rêve d’une France rajeunie par la liberté en train de devenir un cauchemar hérissé de crimes, il ne voulait pas qu’on le prît pour le complice des hommes qui massacraient dans les prisons avant de guillotiner sur les places publiques.

Ce qui achevait d’ouvrir les yeux de Talleyrand, c’est qu’il trouvait à Londres tous les partis unis dans une même réprobation des événemens de Paris. Non seulement Pitt interrompt les relations diplomatiques avec la France ; non seulement Burke, l’éloquent et implacable adversaire des doctrines de la Révolution, s’indigne et triomphe ; mais les membres de l’opposition libérale, les Stanhope et les Grey, les Lansdowne et les Hastings, Mackintosh, le contradicteur de Burke ; Sheridan, Wilberforce, l’ami des noirs ; Fox lui-même, confessant tout bas que Burke « avait eu trop tôt raison[1], » — tous ceux qui ont le plus ardemment acclamé les principes de 89 comme une aurore de liberté, sont mornes, déçus, atterrés. Les agens du Conseil exécutif, malgré l’ennui qu’ils en éprouvent, ne peuvent pas ne pas constater cette révolte de l’opinion britannique. Les ministres refusent de s’aboucher avec eux, les particuliers s’écartent sur leur passage. Le 10 septembre, Noël raconte mélancoliquement à Lebrun qu’il n’a pu conserver des rapports qu’avec trois Anglais, et il ajoute : « Si je suis signalé ici comme jacobin, je n’ai rien à faire. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’horreur qu’inspire ce mot... Le massacre des prisonniers a fait ici le plus mauvais effet. Nos amis n’osent plus nous défendre[2]... » De son côté, le 13 septembre, le comte Gorani, un Italien interlope que l’Assemblée avait naguère promu citoyen français et que le gouvernement nouveau entretenait à grands frais à Londres, écrit : « On ne parle de nous qu’avec la même exécration dont on parlait autrefois des flibustiers et des assassins. »

La surexcitation des Anglais de tous les partis contre les allures nouvelles et définitives de la Révolution était telle que la situation de Talleyrand à Londres devenait difficile ; il se sentait enveloppé dans une atmosphère de défiance et de haine. L’évêque catholique, qui avait rompu avec son Église, ne trouvait pas son pardon dans le royaume de Henri VIII et d’Elisabeth. Le

  1. Mémoires du Dr Burney. (Cité par lady Blennerhassett, Mme de Staël et son temps, t. II, p. 186.)
  2. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 53.