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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/184

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Ce jour-là, un mardi, vers cinq heures de l’après-midi, deux hommes se présentaient à son domicile. L’un se donna pour messager d’État, et, sans préambule, lui signifia l’ordre de quitter le royaume dans les cinq jours ; faute de se soumettre, la déportation lui serait appliquée. Avec Talleyrand et, également en vertu de l’alien bill, étaient frappés un comte Zénobia qu’il « n’avait jamais vu, » un comte de Vaux, « dont il ne savait même pas le nom, » et un sellier de Bruxelles nommé Simon. De raisons à cette mesure, aucune n’était fournie[1].

Devant ce coup inattendu, Talleyrand fit preuve d’un ressort merveilleux. Ses amis étaient atterrés. Narbonne adressait à Mrs Phillips une lettre qui n’est qu’une lamentation ; Beaumetz, dans un mouvement fraternel, s’offrait à l’accompagner jusqu’au bout du monde ; Mme de Flahaut pleurait. Quant à lui, constate Narbonne, « rien n’égale son calme, son courage et presque sa gaieté. » Bravement, il faisait front à l’orage. « Si je n’avais écouté que ma première impulsion, a-t-il dit dans ses Mémoires, je serais parti sur-le-champ, mais ma dignité me commandait de protester contre la persécution injuste qu’on exerçait sur moi. » Pour commencer, il chargea deux de ses amis anglais de porter à Pitt et au secrétaire d’État Dundas une note où il les mettait au défi de « donner un seul motif, même un seul prétexte à l’acte dur dont il était l’objet, » et où il sollicitait l’autorisation d’être entendu, de connaître l’accusation qui pesait sur lui, d’être jugé : « J’ai dit, écrivait-il à Mme de Staël, que tout juge m’était bon, que je n’en récusais aucun. »

Les deux ministres restèrent impénétrables. Sans se laisser effrayer par ce mutisme, le 30, Talleyrand s’adresse à lord Grenville : il lui u demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç’a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu’il na aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s’il est chassé des rivages de l’Angleterre, et termine en faisant appel à l’humanité aussi bien qu’à la justice du ministre anglais[2]. » Il ne reçut aucune réponse.

  1. Narbonne à Mrs Phillips (Diary and letters of Mme d’Arblay, t. VI, p. 17-18), et Talleyrand à Mme de Staël, s. d. Cette lettre n’est pas à sa place dans la Revue d’Histoire diplomatique : elle aurait dû être imprimée après une lettre du 17 décembre.
  2. Bulwer, Essai sur Talleyrand, p. 136.