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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/185

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Comme s’ils eussent intérieurement rougi des mobiles qui avaient décidé leur rigueur, les membres du gouvernement britannique s’enfermaient dans le silence. Le bruit courait dans le public qu’ils avaient obéi à des sollicitations étrangères. « Ce qui se dit le plus, note leur victime, c’est que c’est sur la demande de l’Empereur et du roi de Prusse que l’ordre m’a été donné de quitter le royaume. Apparemment que l’Empereur et le roi de Prusse craignent les gens qui pêchent à la ligne pendant l’été et corrigent les épreuves d’un roman pendant l’hiver. C’est à cela qu’a été employée cette tête active dont le séjour en Europe est si inquiétant[1]. »

Lorsque Talleyrand jugea qu’il avait, pour l’honneur, assez protesté, il fit, sans hâte, ses préparatifs de départ. Où aller ? Les dispositions de la Russie à son égard étaient peu rassurantes, celles de la Prusse franchement mauvaises. Restaient le Danemark et l’Amérique. Il choisit les États-Unis et retint une place sur le premier navire en partance pour Philadelphie.

Jusqu’au bout, sa fermeté ne se démentit point. L’épreuve avait retrempé son courage. « Une persécution bien injuste a ses douceurs, devait-il remarquer plus tard. Je ne me suis jamais bien rendu compte de ce que j’éprouvais, mais il était de fait que j’étais dans une sorte de contentement. Il me semble que, dans ce temps de malheur général, j’aurais presque regretté de ne pas avoir aussi été persécuté[2]. » Le jour où, vieillard se remémorant son passé, Talleyrand écrivait ces lignes, il ne se vantait pas ; il affronta le lointain exil avec une âme virile. Une lettre, qu’il adressait à Mme de Staël quelques heures avant de monter sur le vaisseau qui allait l’emporter hors d’Europe, rend bien son état d’esprit : « J’ai pris mon parti…, je m’embarque samedi. C’est à trente-neuf ans que je recommence une nouvelle vie : car c’est la vie que je veux ; j’aime trop mes amis pour avoir d’autres idées ; et puis j’ai à dire et à dire bien haut ce que j’ai voulu, ce que j’ai fait, ce que j’ai empêché, ce que j’ai regretté ; j’ai à montrer combien j’ai aimé la liberté, que j’aime encore[3]… »

Talleyrand et Beaumetz prirent passage sur le bâtiment américain, le 2 mars. Avant que l’ancre ne fût levée, Talleyrand

  1. Talleyrand à Mme de Staël, s. d. Revue d’Histoire diplomatique, 1890, p. 91.
  2. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 230.
  3. Diary and letters of Madame d’Arblay, t. VI, p. 20-21.