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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/204

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saine. » La demi-austérité de ce docte cercle ne lui déplaisait pas ; c’était pour elle plus qu’une réhabilitation : une revanche ; revanche aussi, — et dont sans doute elle était fière après tant de mépris féminins, — d’avoir si vite découragé les femmes qui auraient voulu briller auprès d’elle. Sauf la Geoffrin, qui étudiait son modèle, quelques filles à marier en quête d’épouseurs, quelques débutantes en bel esprit, elles y venaient peu et de mauvaise grâce. Le respect admiratif de tous ces hommes pour la maîtresse de maison, la considération indiscutée où elle trônait les intimidait par avance et mettait devant elles comme une barrière. Elles se sentaient mal à l’aise près de cette femme si simple « dont les preuves étaient toujours faites, » qui ne pouvait même pas être pour elles une rivale, mais seulement un juge.

Ce n’est pas que le salon de Mme de Tencin fût devenu une coterie de pédans. Elle avait connu elle-même une vie trop diverse et trop souple pour faire de sa maison un asile étroit et n’hospitaliser que la seule littérature. Financiers, courtisans, militaires, hommes d’Église, venaient chez elle, non en spécialistes, mais en gens du monde à qui rien d’humain n’est étranger. Tous, sans distinction de caste, y recevaient le même accueil courtois et y fraternisaient dans un même sentiment de respect pour « l’égale dignité des intelligences ; » le mot est de Marivaux et caractérise à la fois le siècle qui a mis la gent de lettres à si haut rang et la femme qui a senti, l’une des premières, la puissance sociale des « esprits penseurs. » Dans ce monde nouveau des « intelligences, » Mme de Tencin trouva les mêmes succès que jadis dans les alcôves ; c’était une élégance de se faire admettre chez elle, et la visite de son salon était recommandée aux étrangers de distinction : Montesquieu ne manque jamais d’y présenter tous ses amis d’Italie et d’Angleterre ; Benoît XIV compte sur Mme de Tencin et ses « virtuoses, » comme il dit, pour se faire à Paris une réputation d’humaniste ; il envoie rue Saint-Honoré ses traités de droit canon en des éditions somptueuses, se recommande humblement dans des lettres très travaillées « à l’illustre et savante compagnie qui s’y assemble, « et se flatte, non sans complaisance, que les beaux esprits parisiens feront bon accueil à son esprit d’outre-monts. Le salon de Mme de Tencin est le premier salon cosmopolite du XVIIIe siècle.

Les contemporains ont souvent décrit ce « délicieux temple du goût ; » mais leurs descriptions ne concordent pas toujours.