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Le salon qu’a vu Marmontel n’est pas celui que Marivaux a évoqué si amoureusement dans la Vie de Marianne ; et le tableau de Marivaux ne ressemble pas non plus aux esquisses de Piron, de Duclos ou du « solitaire des Pyrénées[1]. » Ne serait-ce pas que Mme de Tencin, suivant la subtile remarque de Marivaux, n’avait aucune sorte d’esprit, mais qu’elle avait l’esprit de toutes sortes, suivant que le hasard des matières l’exigeait. Ces différentes descriptions représentent des « mardis » différens ou les différens momens d’un « mardi. » S’il fallait pourtant se fier davantage à l’un de ces portraits, ce ne serait pas le plus connu, celui de Marmontel, qu’il faudrait choisir. Observateur médiocre et manquant d’expérience, il est venu deux fois à peine au salon de la rue Saint-Honoré, pour la lecture de son Aristomène et pour le dîner qu’elle lui valut. Il avait alors vingt-six ans et arrivait de son Limousin. Rien d’étonnant qu’à un premier contact avec l’esprit parisien, il l’ait trouvé trop raffiné. Ce n’est pas du reste en deux séances qu’on peut juger un salon. Marivaux a chance d’avoir mieux vu, parce qu’il avait l’œil plus fin, qu’il a examiné plus longuement et surtout qu’il a plus aimé. Les souvenirs très précis du « solitaire, » les indications malicieuses de Duclos, réalistes de Piron, aigrelettes de Marmontel permettent d’apporter quelques retouches à ce portrait trop idéalisé peut-être.

Celle que ses dévots nomment « la prêtresse du temple » est une prêtresse facile et qui ne pontifie guère. Vieillie maintenant et fatiguée, elle ne se soucie plus de sa figure. On sent à la regarder, comme dit Fontenelle, « que l’amour a passé par là. » Elle s’enveloppe de « simplicité et de bonhomie, » prend plaisir à faire « la ménagère » et à s’embourgeoiser. Et pourtant, elle a grand air et serait « digne de présider partout. » Elle apparaît à tous « si considérable et si importante » qu’il est impossible de lui refuser le respect. Elle préside admirablement, parce qu’elle semble présider pour les autres et non pour elle. « Quoiqu’elle ait plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, » elle se trouve toujours de niveau avec son interlocuteur, « a toujours l’esprit de la personne à qui elle a affaire, » et ne cherche à le saisir que pour s’y conformer. On ne sent même pas « qu’elle règle son esprit sur le vôtre, » tant l’harmonie paraît spontanée. Personne

  1. Journal de Paris, n° du 21 février et 11 septembre 1787.