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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/803

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gigantesque vague, suspendue au bord d’une plage avec sa frange d’écume, et dans l’émotion, semble-t-il, d’un mouvement arrêté qui va reprendre et s’écrouler tout à coup. Entre les verdures des palmiers et la blanche vague menaçante, aucun pli de terrain, aucun accident du sol, rien que la plaine nue, et soudain le puissant élan de cette masse formidable, où l’on devine à des miroirs de glace de foudroyantes cassures, des à pic vertigineux, des brutalités effroyables, et aussi des mouvements d’une douceur infinie où le bleu des lointains semble se diluer dans la neige.

De l’autre côté de l’horizon, une longue suite de collines, baignées dans une chaude lumière, et qui, à défaut de l’air sublime des hautes cimes qui leur font face, ont reçu de la nature la grâce, les formes heureuses, le divin mensonge des couleurs. Il y a bien cent kilomètres entre ces collines et l’Atlas, mais l’air est si transparent que toute distance s’efface : l’immense plaine disparait ; la grande ville de terre séchée semble avoir juste la place de loger ses maisons et ses jardins dans cette vaste étendue, et l’on dirait que le dernier palmier effleure la neige des cimes avec ses branches balancées.

Je ne sais pourquoi les Arabes appellent cette ville Marrakech la Rouge, car cette nappe de murailles, cuites et recuites par le soleil, a plutôt la couleur d’une feuille longtemps roulée par l’automne, et, dans ses plus grands excès, ne dépasse jamais le rose tendre ou le vermeil. Pas une fumée, pas un bruit. Rien que le cri des émouchets qui planent et tournoient, et tout à coup, montant de ce silence, le long braiement désespéré d’un âne qu’on aurait abandonné dans des ruines… Vu de là-haut, le beau palais du sombre Ra Ahmed, la charmante Bahia, n’est qu’une suite de terrasses bossuées, tachées de chaux, de toits encombrés d’herbes folles, d’espaces vides d’où surgissent quelques pointes de cyprès. Le regard plonge à demi dans les patios qui se pressent à l’entour, uniformément pareils, uniformément misérables, creusés comme des alvéoles dans un rayon de miel. Et ces cellules habitées, cette multitude de cubes posés les uns près des autres, qui forment à perte de vue jusqu’à la ceinture des jardins une géométrie indéchiffrable de tours carrées et de terrasses, c’est cela la grande ville du Sud, où le Berbère, habitué à la tente et au gourbi, a fait l’essai de la vie citadine, sans arriver vraiment, depuis huit