Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/804

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècles qu’il a construit ces murailles, depuis huit siècles que des millions et des millions d’hommes y ont vécu, à bâtir autre chose qu’un immense camp de boue séchée, où la famille habite encore, avec une simplicité antique, dans la société de l’âne, de la poule et du mulet.

De ce vaste monceau de terre mille fois remué par les hommes, mille fois redevenu poussière, et inlassablement redressé en murailles et en maisons, surgit une haute tour de pierre, carrée, brûlée par le soleil, prodigieusement isolée dans sa solitude aérienne, avec ses quatre boules d’or enfilées à son sommet, — la haute Kouloubia, qui domine de plus de soixante-dix mètres cette ville à ras du sol, et vers laquelle s’acheminent depuis huit siècles les ambitions, les désirs et toutes les pistes du Sud… Derrière de hauts murs crénelés qui entourent d’immenses cours vides, montent des pointes de cyprès et les toits verts du palais des sultans, que prolonge, à perte de vue, un jardin presque aussi grand que tout le reste de la ville, et d’où l’on voit surgir, au-dessus d’une forêt d’oliviers et d’orangers, d’autres toits verts, d’autres cyprès, et ces palmiers échevelés qui semblent éventer les neiges… Là-bas, ces toits en pyramide, couleur d’une turquoise morte, c’est le sanctuaire de Sidi-Bel-Abbès, le patron de la ville, autour duquel se rassemble un peuple étrange (tel qu’on en chercherait vainement un pareil dans aucun autre endroit du monde), un peuple de six mille aveugles, avec sa loi, ses confréries, son trésor et sa misère, — six mille aveugles qui tâtonnent et promènent leurs ténèbres sous cette lumière éblouissante…

Une autre enceinte, d’autres murailles, d’où rien de vivant ne surgit, ni un toit vert, ni un feuillage. Seules des cigognes immobiles montent la garde sur les créneaux dévastés. La fut naguère, il y a trois siècles, un des plus beaux palais du monde, bâti par le Sultan et Mansour le Doré, et dont la charmante Bahia avec toutes ses gentillesses ne donne qu’une pauvre idée lointaine. On y voyait étinceler des onyx de toutes nuances, des marbres venus d’Italie, des colonnes couvertes d’or fin, des mosaïques dont les couleurs simulaient des parterres fleuris ou les riches broderies d’un manteau, des plafonds de cèdre ajouré, des jardins, des miroirs d’eau, des fontaines. Rien de ces merveilles n’existe plus, que cette grande enceinte rouillée autour de cette solitude, où la poésie murmure :