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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/148

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notre dédain pour le travail de l’intelligence et notre superstition du spontané, de l’émotif, que nous en viendrions à donner le Sacre de Napoléon pour le moindre portrait de David, ou la Galerie de Versailles pour le croquis de Charles le Brun qui représente la Brinvilliers sur sa charrette en place de Grève. L’esquisse, en tout état de cause, a plus d’amateurs que le tableau, et une « préparation » de La Tour, puisque c’est le terme consacré, nous semble a priori l’emporter sur le portrait. C’est à ce signe que l’on connaît le connaisseur. Et certes nous le savons, et Chardin le disait, qu’ » il faut trente ans de métier pour savoir conserver son esquisse. » J’accorde que La Tour n’est jamais plus lui-même que dans ce qu’on appelle ses « préparations ». Mais le fait est qu’il n’attachait de prix à ses études que pour lui servir de documents, qu’il ne les destinait pas à la publicité, qu’elles n’avaient de sens à ses yeux que pour être dispersées aux enchères et recueillies çà et là, accrochées à un clou dans un studio d’artiste, et que c’est hasard s’il en a été autrement et si le XIXe siècle en a fait un musée.

Il ne faut donc les regarder qu’avec précaution, si on ne veut pas retomber dans les malentendus. Il faut oublier un moment nos idées et nos préférences. Il faut se défaire de ce préjugé qu’une œuvre qui n’est pas « faite » vaut toujours mieux qu’une œuvre achevée, et que toute ingérence de l’esprit, tout effort de composition ne fait qu’altérer le naturel et gâter les choses. Il faut oublier ce principe étrange que tout ce qui est » voulu » est artificiel. C’est la négation même du style si, comme disait Péguy, « on ne sait pas ce que c’est qu’un style qui n’est pas volontaire. » J’entends bien que ces idées, que peut-être nous croyons nouvelles, le sont moins qu’on ne pense. C’étaient déjà, en son temps, celles de Diderot (qui d’ailleurs a tout dit et ne regarde pas à une contradiction). Diderot, qui a vu peindre La Tour, s’étonne, se scandalise un peu de sa froideur. Cet homme si remuant, si vif, devant le modèle devient attentif, sérieux. Nulle agitation, nulle fièvre. L’artiste calcule, mesure, pèse : pas un geste inutile, pas une touche hasardée. Il concentre toutes ses forces dans un travail de réflexion. Diderot traduit : « Il ne sent pas. Ce n’est qu’un merveilleux mécanicien. »

Un mécanisme ! Voilà les contresens dont est capable le romantisme. Pour nous, qui ne cherchons qu’à comprendre