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rigueur au problème de la forme et de l’expression du visage.

Ce qu’a fait La Tour dans les termes étroits de ce problème, ce sont quelques-unes de ses œuvres les plus mémorables et les plus précieuses, quelques-unes de celles qui méritent le plus haut rang dans l’école française et la soutiennent le mieux au milieu de ses rivales. Ce ne sont plus que quelques bustes, sans accessoires, sur un fond neutre, où rien ne vient distraire l’attention du visage, où le modèle parle lui-même et se confie à nous : portraits d’artistes, d’hommes de théâtre, comme ce pitre étincelant de Monet, ou comme l’Arlequin Manelli ; portraits d’amis, comme ce rugueux bonhomme de Dachery, portraits d’écrivains, comme Duclos, comme cet aimable d’Alembert, avec sa gaieté, son nez rond, son œil à fleur de tête, son expression dévouée de bon chien, — enfin ce pathétique Jean-Jacques, le Jean-Jacques encore inédit, le Jean-Jacques musicien du Devin de village, le seul portrait de lui que le modèle put souffrir, avec sa jolie mine inquiète de laquais romanesque épris de la dame du château, sensuel et timide, débile et passionné, dévoré de désirs et de fièvre intérieure, et ce je ne sais quoi de trouble dans son doux regard, trahissant l’angoisse et l’effroi de cette neurasthénie qui devait faire le tourment et l’orgueil de son mélodieux génie... A ce degré, le portrait devient divination, sorcellerie. On entrevoit tout l’homme à travers quelques coups de pastel. La Tour ne se vantait pas quand il disait son mot superbe : « Ils croient que je ne peins que leurs visages, mais je descends à leur insu au fond d’eux-mêmes et je les rapporte au dehors tout entiers. »

Mais à force de vouloir tout mettre dans un portrait, à force de réduire ses ressources et de chercher à faire tenir dans une demi-figure, puis dans le seul visage, ce qu’il avait commencé par décrire dans de grands tableaux chargés de sens et d’accessoires ; à force de tout concentrer et d’exprimer dans une formule la complexité du vivant, un caractère, un tempérament, les vingt personnages successifs qu’est le même individu dans une seule journée, l’artiste finit par jeter un défi à la peinture. Il n’y a pas de forme qui révèle avec certitude tous les secrets de l’être intime. Il n’y a pas de dessin qui puisse se rendre maître de la part d’inconnu qui subsiste au fond de nous, de ce monde latent où dorment les passions, et qui parfois étonne si quelque hasard le révèle. Mais La Tour était entraîné par une