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entre un autre modèle et lui, pour divertir son regard ou troubler son attention. Ce voluptueux amateur de la beauté féminine n’a jamais été dérangé par l’imagination, n’a jamais su ce qu’était la beauté indépendante d’une certaine personne. Il n’a jamais mêlé aucun idéal au portrait. Il était trop ami de son plaisir pour se plaindre de trouver à toutes une grâce diverse, et à chacune quelque chose d’exquis. Il ne va pas se mettre en peine de corriger la nature. Voyez toutes ses figures de femmes, bourgeoises, danseuses, comédiennes, célèbres ou anonymes, grandes dames ou grisettes : chacune est une figure à part, un petit être totalement différent de tous les autres, avec sa forme de crâne particulière, son ovale particulier, son arc des sourcils original, une attache du nez, une mâchoire personnelles, dont il n’existe pas au monde un second exemplaire, — tout cela régulier ? irrégulier ? qu’importe ? mais toujours vrai, vivant, charmant.

Cette histoire naturelle du visage, ces facultés d’anatomiste et de phrénologiste, ces mérites de dissection et de mensuration, tout cet ordre de curiosités abstraites, intellectuelles, est, en peinture, tout aussi rare, appliqué aux choses de l’amour, que les dissertations psychologiques de Stendhal. C’est un exemple de sécheresse qu’on est bien éloigné d’attendre d’un peintre de jolies femmes. Mais La Tour ne s’arrête pas encore en si beau chemin. Lawrence, à qui j’en reviens toujours parce que ce grand portraitiste est à pou près en tout aux antipodes de notre artiste et le fait comprendre par contraste, Lawrence avait coutume de dire qu’il suffit d’attraper un trait dans un visage pour que la ressemblance y soit. J’ai entendu Rodin (autre portraitiste merveilleux, à la mode de La Tour, de Houdon) commenter cette maxime d’une manière bien fine : en effet, disait-il, tous les traits d’une figure dépendent tellement l’un de l’autre que si vous en saisissez un seul, tout le reste viendra, comme le filet suit quand on tient une maille. Je crois que Rodin parlait ici en Français, avec cet instinct que nous avons du logique et de l’organique et qu’il faisait dire à Lawrence le contraire de sa pensée.

Quoi qu’il en soit, La Tour procède tout autrement que Lawrence. Ce n’est pas un trait, c’en est vingt, ce sont toutes les formes et tous les linéaments d’un visage qu’il parvient à surprendre, à saisir et à rassembler : les sinuosités d’une