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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/164

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lèvre, la petite virgule ou la fossette qu’elle forme avec la joue à l’endroit de la commissure, l’ourlet d’une paupière, la volute d’une narine, ces choses imperceptibles dont se compose l’expression, toutes les pièces de cette machine si complexe qu’est la face humaine sont étudiées une à une, décrites avec une passion de curiosité infatigable. Rarement l’art, depuis la Renaissance, a-t-il été employé ainsi comme instrument de connaissance : mais pour La Tour, il ne s’agit que de connaître l’individuel. Pas une bouche ne s’ouvre, ne se ferme, ne respire comme une autre ; pas une autre ne convient à la joue qui l’avoisine, à l’œil qui la surmonte. Tous ces traits uniques, singuliers, cette accumulation de notes dont chacune est une trouvaille finissent par donner à ces études une animation extraordinaire. Pas une expression de pratique, pas un accent donné de routine. Tout est neuf, inédit, physionomique : si bien que tous ces visages, même les moins gracieux, charment et causent une surprise. On s’étonne de voir tous ces traits prendre du prix, s’agencer et se coordonner entre eux ; l’ensemble, après ce travail minutieux de décomposition, se recompose d’éléments tous rares, qui donnent une rareté au visage le plus ingrat et prêtent à la grâce elle-même quelque chose de plus vivant.

Mais ces observations savantes risqueraient fort de déplaire et ne formeraient qu’un recueil assez aride de planches d’anatomie, si à tous ces visages La Tour n’avait prêté le sourire. Le sourire est la chose du monde la plus rare dans l’art. L’art italien, même dans la grâce, est toujours sérieux. Titien ne sourit jamais, non plus que Raphaël ou Rubens. Léonard, dans sa maturité, inventa pour peindre une amie une lueur ambiguë de la paupière et des lèvres, un tressaillement énigmatique qui s’est transmis ensuite à ses autres créatures, et fait qu’on se demande encore ce que peut vouloir dire le sourire de la Joconde. Avant lui, l’artiste inconnu qui sculpta les portails de la plus divine des cathédrales, avait fait flotter sur ses anges ce reflet du ciel de la France qui s’éternise dans le nom du Sourire de Reims : c’était, à Reims comme à Florence, l’expression de la béatitude provenant d’une harmonie, d’un accord retrouvé, de la paix faite avec la nature : c’était le salut de la vie à la beauté de l’univers, le bonheur de ces âges privilégiés des Renaissances, ici plus virginal et plus adolescent,