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avec une sincérité absolue : « Non, je n’adresse point à Dieu les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l’or et la volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange, sur l’appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d’humiliants désirs se soulèvent et me rappellent la boue dont je suis fait. Plusieurs, m’écoutant parler, disent : Celui-ci gagnera le ciel. Et moi, je voudrais monter sur une tour et crier d’une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent l’entendre : O mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr ! Mais, si mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte… » Veuillot n’est pas pharisien, parce qu’il n’attribue pas à lui-même, à son génie, à son mérite, le bienfait de la foi qu’il a reçu et qui lui permet de compter qu’il sera sauvé : sa force, il l’attribue à sa croyance.

Or, dit-il, la même croyance est à la disposition de tous les hommes. Dieu l’a offerte et l’offre à tous les hommes. Pourquoi ne l’ont-ils pas tous adoptée ? Veuillot, qui est bon, le déplore ; et Veuillot, que sa fougue anime, rage de voir que la vérité est là toute proche, avec le salut : maison la néglige. Et pourquoi la néglige-t-on ? C’est qu’il y a, pour détourner les esprits et les perdre, la bande abominable des corrupteurs, mauvais maîtres et apôtres de l’erreur. Il se souvient de son enfance ; il se souvient d’avoir été, dans Paris, un adolescent du peuple et que l’erreur pouvait séduire : « Et nous autres, enfants délaissés d’une société marâtre ; nous qu’elle déposait dans nos langes au coin ténébreux des carrefours, sans nous dire le nom de notre père et sans nous indiquer la route du bien, nous écoutions ces voix que comprenait notre ignorance et qui caressaient les instincts de la mauvaise nature, les seuls qui se fussent développés en nous. Nous disions : Voilà les poètes, voilà les inspirés ! Toute flamme était douce à nos yeux dans l’absence du jour et les vapeurs des marécages obtenaient l’hommage de notre idolâtrie. » À la pensée de ce qu’il a risqué, Veuillot frémit ; toute sa vie, il a senti ce frémissement du péril : et une immense charité l’a porté à vouloir préserver le prochain, d’abord ses frères en roture. Voilà ce qui rend poignantes et belles ses colères : et sa critique, même injuste, n’est pas inutile, si elle avertit les littérateurs et lettrés de prendre garde aux idées qui font dans les âmes de si terribles dégâts.


ANDRE BEAUNIER.