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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/25

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la possibilité d’être l’avocat politique des Croates : il allait exercer, au milieu d’eux, une sorte de souveraineté intellectuelle, qui s’étendrait jusque chez les frères serbes, et qui propagerait au loin, comme un gage d’avenir, les splendeurs de la vieille culture croate.

Né de parents modestes, il avait connu, dans sa jeunesse, la difficulté de s’instruire : il voulait aplanir aux générations nouvelles l’accès de la science. Lentement victorieuse des malveillances impériales, l’Académie de Zagreb s’ouvrait définitivement en 1867, et puis, en 1874, l’Université de Zagreb. Strossmayer aimait ces deux créations ; il leur dévouait son éloquence, ses revenus, son cœur. Auprès de lui, des équipes de savants besognaient : il y avait là le prêtre Matkovitch, géographe et statisticien, et puis, surtout, l’historien Racki, un chanoine qui piochait comme un bénédictin.

François Racki, jeune prêtre, avait, en 1848, par fraternité de race, compati de loin au martyre de la ville de Prague, œuvre douloureuse de la brutalité germanique : l’acuité de son émoi mit en branle sa vocation. Vocation toute pacifique, d’ailleurs, et qui, non plus que celle de Strossmayer, n’avait rien de systématiquement séditieux. « L’Autriche, demandait un jour Racki, veut-elle déserter le rôle qui lui convient, trahir les Slaves qui la maintiennent, pour la plus grande gloire des Allemands, qui guettent sa ruine ? Une semblable politique ne correspond ni aux traditions de la dynastie des Habsbourg ni à ses vrais intérêts, et elle compromet son avenir[1]. » Incompris à Vienne, il se retournait vers ses frères ; et partout où il y avait des Slaves, sa science faisait œuvre de patriotisme. Il se fit l’historien des populations yougo-slaves, le défenseur des prétentions croates sur la Dalmatie, l’exégète du droit constitutionnel dont jouissait la Croatie du moyen âge ; et l’on trouvait sur sa table, au soir de sa mort, le brouillon d’un pacte d’alliance, qui devait unir Croatie et Dalmatie, Istrie et Carniole, Herzégovine et Bosnie, en un seul et même peuple. L’histoire yougo-slave, avant lui, était « moins connue des Yougoslaves eux-mêmes que celle de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre[2] : entre les mains de ce prêtre, elle était devenue,

  1. Vladimir Zagorsky, François Racki et la renaissance scientifique et politique de la Croatie, p. 158.
  2. Zagorsky, op. cit., p. 110.