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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/283

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principe chrétien, en Russie, n’avait pu pénétrer la pâte asiatique, parce qu’il y était faible et défiguré[1]. » L’Eglise officielle de l’Empire des Tsars ignorait en effet, de par son essence même, cette distinction des deux pouvoirs, religieux et civil, qui fut l’apport du Christ, et qui changea la face du monde et l’intimité des âmes. Le christianisme s’appauvrissait ainsi d’une grande part de sa vertu ; et, pour la lui rendre, l’Église romaine ne pouvait rien, ou presque rien, tant que ce formidable édifice politique se tenait en équilibre sur ses débiles et trompeuses assises.

Elle avait en Allemagne, sous Pie IX, vu l’État s’armer contre elle, au nom de la Kultur ; et puis, sous Léon XIII, les persécutions brutales avaient cessé. À Jérusalem, à Aix-la-Chapelle, Guillaume de Hohenzollern, sceptique exploiteur de Dieu, recherchait pour sa propre majesté l’imposant décor des sanctuaires ; il aimait que du haut de la chaire le spectacle fût commenté. Mais son orgueil demeurait mal satisfait : il gardait le rêve d’exercer un pouvoir dans cette Eglise dont il n’était pas le fidèle. Sous Pie X, le rêve devint obsession : ce qu’on disait de l’intrépidité du Pape aiguisait chez l’Empereur un raffinement de tentation ; il voulait qu’à l’approche de ses coquetteries cette intrépidité s’émoussât. Ses diplomates, d’ailleurs, étaient à leur poste : l’Allemagne ne pratiquait pas au Vatican la politique d’absentéisme dont certains autres États donnaient l’exemple. Lorsque en 1904 le P. Denifle, archiviste des Palais Apostoliques, s’illustra par ses premières recherches sur Luther, la diplomatie germanique laissa comprendre au Saint-Siège que Guillaume II protégeait de son sceptre cette grande réputation historique. Le futur cardinal Frühwirth, alors général des Frères-Prêcheurs, sourit de ces manœuvres berlinoises contre la liberté de l’histoire ; le Vatican laissa le sceptre s’agiter, et le P. Denifle put continuer ses doctes enquêtes, en dépit des susceptibilités allemandes. Mais bientôt, derechef, le sceptre protecteur se dressa, et ce fut, cette fois, pour défendre Luther contre Pie X lui-même. Le centenaire de saint Charles Borromée avait induit le Pape à publier une encyclique où la Réforme et les premiers réformateurs étaient librement jugés : Guillaume II témoigna qu’il les prenait en sa sainte garde et que

  1. J. de Maistre, Correspondance diplomatique, 1814-1817, I, p. 12, Paris, 1860.