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« Vous pouvez nous assassiner, signifiait au prince Gortchakof le comte Zamoyski ; mais nous ne nous battrons pas[1]. » Adam Czartoryski, la veille de sa mort, conjurait sa patrie :


Ne descends pas de cette hauteur sur laquelle les peuples et les puissants de la terre sont forcés de te respecter. Rejette les tentations de la colère. Souviens-toi qu’il faut plus d’héroïsme pour aller à la mort en découvrant sa poitrine, que pour défendre sa vie le glaive à la main[2].


Fatalisme oriental, indolence slave, ces mots sont bientôt dits : gardons-nous ici d’en abuser. Il fallait quelque chose de plus que de l’indolence ou du fatalisme, quelque chose de plus, même, que des vertus purement passives, pour que sous l’assaut de la fusillade russe la foule polonaise, occupée de prier Dieu, se maintint à genoux, et pour qu’inoffensive, calmement provocante, elle continuât de chanter : « Rends-nous la patrie, Seigneur, rends-nous la liberté[3]. » Bismarck, psychologue assez court comme tous les hommes qui jouissent de se sentir forts, voulait qu’à force de battre les Polonais on leur enlevât le goût même de vivre : la question de Pologne se serait ainsi résolue par leur suicide. Il n’apercevait pas qu’au fond même de leur calice de souffrances, mystiquement interprétées, mystiquement exploitées, ces âmes essentiellement catholiques retrouvaient avec une âpre suavité je ne sais quel immortel résidu de joie, — joie de vivre, d’agir et de souffrir. L’optimisme polonais résistait à la cruauté des vexations ; il récompensait la fidélité de la Pologne à la conception catholique de la souffrance et de la vie.

En Autriche, l’optimisme polonais survivait aux onéreux cadeaux qu’apportait à ses nouveaux sujets le gouvernement des Habsbourg, « despotisme, défiance, intolérance, » comme les énumérait le Poète anonyme[4]. Il survivait à la « jacquerie officielle » qui, en 1846, sous l’administration de Metternich, livra les propriétés, personnes et biens, aux convoitises sanguinaires d’une certaine plèbe, pour la consolidation de la dictature autrichienne. « Aujourd’hui, grondait Lacordaire,

  1. Perreyve, op. cit., p. 269.
  2. Perreyve, op. cit., p. 63-67.
  3. Gratry, la Paix, p. 158-164. Paris. 1861. — Perreyve, op. cit., p. 273-275.
  4. Œuvres du Poète anonyme de la Pologne, II, p. 351.