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que gémir, « Prenez garde, dit-il à sa souveraine, j’y laisserai ma tête et vous, avant longtemps, vous perdrez votre trône ! » Vaines paroles aux oreilles d’une veuve enamourée ! Ce que le beau Tassino voulait, elle ne savait plus ne le pas vouloir. Et puis le More était un rude partenaire. Il joua un jeu fort serré. En peu de temps, il fit d’abord arrêter et exiler Cico Simonetta, décapiter ensuite. Puis l’écuyer Tassino ne pouvant plus lui servir de rien, il le renvoya honteusement à Ferrare, d’où il était venu. Bientôt après, il enlevait à la duchesse ses enfants pour les garder avec lui, dans la Rocchetta, le « réduit, » où il s’était établi. Quant à elle, privée de son autorité, privée de ses enfants, privée enfin de son amant, elle prit le parti de retourner en Savoie. Mais elle fut arrêtée par les soins de son beau-frère à Abbiategrasso, et retenue dans une demi-captivité, d’où elle poussait de hauts cris, mal entendus par l’Europe et encore moins écoutés.

Toutefois, quelques années après, la jeune Bianca devait voir revenir sa mère. Ce fut à l’occasion de son mariage, événement qui survint un jour, pour de vrai, après avoir été maintes fois un espoir fallacieux. Ce n’est pas qu’elle manquât de prétendants. A deux ans, elle était déjà recherchée, en justes noces, par Philibert Ier duc de Savoie, de sept ans plus âgé qu’elle. La duchesse de Milan, Bona, promettait 100 000 ducats de dot quand le jeune prince épouserait sa fille, c’est-à-dire quand elle aurait douze ans accomplis et lui, dix-neuf. Mais le fiancé mourut le 22 avril 1482. Elle n’avait que dix ans. Elle pouvait se refaire une existence. Deux ans après, derechef, on parla de la marier au duc Albert de Bavière, dit le Sage, un des hommes casqués et tout en fer, qui se tiennent debout, la visière levée, à Innsbruck, autour du tombeau de Maximilien. Mais cet Albert le Sage fut trop sage, en effet, pour épouser cette enfant.

On lui offrit ensuite le comte d’Humad, fils naturel de Mathias Corvin, le roi de Hongrie. Elle avait alors quinze ans. Cette fois, c’était sérieux. Elle apportait 100 000 francs en or et 50 000 en choses précieuses, in jocalibus, disent les mémoires du temps. En 1489, tout était réglé : elle se disposait à partir, en grand apparat, pour aller trouver son mari, avec une suite de six cents personnes. On se préparait à costumer tout ce monde en « habits longs, » parce que les gens de Hongrie