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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/371

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appuyé contre un divan, égrenant d’une main un chapelet entre ses doigts osseux, de l’autre s’éventant le visage avec un écran de palmier. De près, il était laid, avec un visage émacié, miné par la phtisie, des joues creuses qu’assombrissaient encore des pommettes naturellement très saillantes. Tout un côté de sa moustache était complètement tombé, et ses lèvres assez fortes n’arrivaient pas à cacher de longues dents jaunes et mal plantées. Laid, certes oui, mais plus certainement magnifique avec ses yeux admirables et son allure d’une distinction suprême. Ce n’était pas un vieillard, mais il paraissait très vieux. Quel âge pouvait-il avoir ? Un peu plus de cinquante ans, m’a-t-on dit. On lui eût donné bien davantage. Il avait déjà cet âge qui ne tient plus compte des années, et que donne la mort quand elle a marqué quelqu’un... A tout moment des cavaliers importants de la harka pénétraient sous sa tente et le baisaient à l’épaule. C’était Si Madani Glaoui, le Fqih, comme on l’appelle — ce qui veut dire le sage, le lettré, — pauvre titre qu’on donne d’ordinaire aux maîtres d’école, mais qui tire justement de sa simplicité un considérable prestige quand celui qui le porte est le plus grand seigneur de l’Atlas.


C’est une espèce sociale tout à fait particulière au Sud du Maroc, ces puissants seigneurs féodaux qui dominent le grand Atlas. A mesure qu’on s’éloigne de la Méditerranée en suivant la crête des montagnes, il semble que les populations berbères deviennent moins farouches, ou du moins plus disposées à se soumettre à l’autorité d’un chef. Tandis qu’au Nord et à l’Est du Maroc, on ne rencontre que des tribus morcelées à l’infini, qui ne se donnent jamais à personne, ou ne se donnent que pour un instant, dans l’espoir du pillage ou par haine de quelque autorité étrangère, dans le Sud au contraire, un petit nombre de grands seigneurs exercent, sur d’immenses espaces, un véritable pouvoir féodal. Cette autorité, quelquefois plus fictive que réelle, varie avec les circonstances, la valeur du caïd, l’éloignement des tribus, et va de la soumission complète, presque de la domesticité, à un vague respect, un pouvoir de parole, suivant l’expression consacrée, c’est-à-dire que le vassal accepte de recevoir un avis, quitte à ne pas le suivre, protège les passants recommandés par son seigneur, et lui envoie