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tous les deux, le grand seigneur et le vieux juif, accroupis sur un matelas, devant un plateau de thé, dans une chambre blanchie à la chaux, simplement décorée de filets de couleur vive : l’un, tout de noir vêtu, les pieds nus dans ses chaussons de laine, sa tabatière à la main ; l’autre, habillé de soie et de mousseline brillantes, son éventail entre les doigts ; tous les deux faisant entendre les choses plus qu’ils ne les disaient et composant à cette minute, dans ce pays violent, un singulier tableau de mesure et de finesse. L’entretien aboutissait d’ordinaire au prêt d’une somme d’argent que le bonhomme Corcos avançait contre de sures hypothèques, une récolte d’orge ou de blé, le produit d’un jardin en oranges et en olives.


Un mercredi du mois d’août 1907, dans le petit port perdu qu’était alors Casablanca, quelques ouvriers européens qui travaillaient sur la rade ayant été massacrés, des marins français débarquèrent et s’emparèrent de la ville. Hafid, prévenu aussitôt, se rencontra dans la campagne avec Si Madani, sous un prétexte de chasse. Le vendredi suivant, il convoquait au palais les notables, les personnages religieux et les chefs de tribus sur lesquels on savait pouvoir compter. Lecture fut donnée, d’abord, de quelques lettres, — réelles ou fictives, — où les gens de la côte appelaient Hafid à leur aide. Puis, Si Madani déclara que le fol Abd et Aziz n’était que l’ombre d’un chérif, qu’il était en train de vendre son pays aux Nazaréens, et que, seul, Moulay Hafid pouvait empêcher le Maroc de tomber sous une domination étrangère... Mais dans l’assemblée personne ne tenait à prendre sur lui l’initiative de renverser un sultan. Les notables faisaient remarquer que l’élection du chérif regardait les Oulémas ; les Oulémas rejetaient cet honneur sur les cadis, lesquels ne voulaient rien entendre. Alors, tourné vers les partisans en armes qu’il avait amenés et dont la cour était pleine. Si Madani fit un signe ; et d’une seule voix, tous ensemble, ils s’écrièrent, en se tournant vers Hafid : « Longue vie à Monseigneur ! » formule de salutation qu’on n’emploie que pour les sultans.

Cependant, Moulay Moustapha, premier cadi de Marrakech et beau-frère d’Aziz et d’Hafid, déclarait qu’il ne signerait pas la déchéance d’Abd et Aziz, car il la tenait pour illégale et contraire à la religion. Si Madani se mit alors à l’injurier avec