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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/384

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Mange paisiblement ces poulets au citron et aux olives ; jouis de l’heure qui fuit, et ne t’inquiète pas de ces choses inutiles... » Ajoutez à cela qu’à tout moment, aux carrefours de la pensée marocaine, on risque de se tromper de chemin. De Tanger au Sénégal la mentalité est la même : on connaît des caïda, c’est-à-dire des habitudes, un cérémonial extérieur ; mais comment pénétrer les sentiments et les idées ? L’esprit de tous ces Marocains, grands seigneurs ou petites gens, ressemble aux oueds de leur pays : ils déçoivent toute prévision. On les voit s’écarter d’une vallée facile, où il semblerait naturel que l’eau dût s’engager, pour aller percer une montagne et courir au milieu de difficultés incroyables. Et sans doute, dans la rivière, comme dans l’esprit maughrabin, il y a une logique cachée ; seulement, cette logique le plus souvent nous échappe...

Si Madani n’était pas éloquent, sa voix était embarrassée, comme si ses longues dents, jaunes et mal plantées, le gênaient pour parler. Mais il avait des idées claires, le don de persuader, et une connaissance incomparable de la politique du Sud. Tout son génie oriental se déploya pour rassembler autour d’une - pensée commune ces seigneurs de l’Atlas que la jalousie et mille intérêts divisent. Avec Hafid lui-même, il y avait des heures difficiles. Avant même d’avoir réussi, le Teigneux se montrait plein de méfiance pour l’homme qui le poussait au pouvoir. Toujours à court d’argent, il en réclamait sans cesse, car il jugeait inépuisables les ressources du Glaoui. Celui-ci refusait-il ? une brouille éclatait entre eux. C’est alors qu’intervenait, pour régler leur différent, le Juif dont j’ai déjà parlé, le bonhomme Ischoua Corcos.

Hafid le mandait au palais, et lui confiait son désir de se réconcilier avec le Madani. Aussitôt le bonhomme faisait seller sa mule, et le voici dans le bled avec son foulard bleu à pois blancs jeté sur sa calotte noire, rencontrant en chemin d’autres juifs, bien misérables ceux-là, qui abandonnaient un instant leurs petits ânes, chargés de poterie ou de charbon de bois, pour venir baiser au genou ce coreligionnaire dont la richesse, et par conséquent l’influence, a quelque chose de légendaire... Le Glaoui habitait alors la kasbah d’iminzat, sur les premières pentes de l’Atlas, d’où il suivait attentivement tout ce qui se passait en Europe, se faisant traduire au jour le jour les débats de la Chambre et les discours de Jaurès. Il me semble les voir