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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/44

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A Monsieur Jean Wallon.


28 mai 1872.

Mon voyage en Italie m’a beaucoup intéressé, et j’ai été surpris, après tant de plates réalités traversées, d’avoir conservé aussi intacte ma faculté de sentir le beau et même d’avoir acquis des intuitions plus délicates et des sensibilités plus fortes. Cela m’a prouvé que rien n’était mort en moi. Découvrir les plaines de l’Italie du haut des Alpes, apercevoir tout à coup la mer bleue du Midi, après avoir poussé une porte se trouver dans Saint-Pierre, entrer dans le Colysée au crépuscule, telles ont été les émotions les plus puissantes de ma jeunesse, ses enivrements dans l’ordre artistique. Je les ai retrouvées non seulement comme alors, mais beaucoup plus intenses et surtout plus attendries. Alors l’explosion joyeuse traduisait mes sentiments ; cette fois-ci ils se manifestaient plutôt par des larmes subites montées à mes yeux ; non plus par le désir de devenir grand, mais par le désir d’aimer, de devenir bon. Rome surtout m’a rempli le cœur d’une immense miséricorde et a apaisé mes bouillonnements intérieurs plus encore que l’ombre calmante qui tombe de nos hautes montagnes. Je n’ai pas même aperçu les Italiens nouvellement débarqués en parcourant la grande ville du silence et de la mélancolie.

Il y a, du reste, à côté des causes morales, une cause physique qui explique la nature particulière de l’effet produit par Rome. Le sirocco y domine la plupart du temps. Ce vent du désert, rendu humide par son passage sur la mer, n’étant plus comme du temps des anciens Romains, corrigé en route par les souffles rafraîchissants et les senteurs végétales, arrive dans la ville avec toute son activité excitante et assoupissante. Il excite le cerveau, précipite le battement du cœur et en même temps assoupit, appesantit le corps. Il en résulte une vie cérébrale et sensitive très intense unie à une vie matérielle très paresseuse. Comment ne serait-on pas traditionnel, immobile, patient ? Je ne serais pas surpris que les Piémontais n’éprouvassent la métamorphose qu’opérait le magicien d’Arioste lorsqu’il endormait en montrant son bouclier, et qu’ils ne finissent par s’endormir sur les marches de Saint-Pierre. Les turbulents y sont si mal à l’aise ! Les pacifiques seuls y sont vraiment