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mes enfants, je préfère cette tradition de nos ancêtres à celle de nos contemporains.


A Léonce Dupont.


12 janvier 1873.

Votre lettre me trouve dans la désolation, je ne puis vous exprimer autrement ce que je ressens. J’étais profondément affectionné à l’homme. Son âme était si haute, si noble, si délicate et tellement supérieure à notre siècle de bassesse ! Chacun des outrages qu’on lui adressait m’attachait davantage à lui. Jusqu’au dernier jour, nous sommes demeurés en relations, et il m’écrivait encore, il y a quelques semaines, à propos de mon livre.

Le trait caractéristique de son règne sera l’amour du peuple et de l’humanité. II. n’a jamais fait peser sur les fidélités populaires le poids des ingratitudes bourgeoises, ni consenti à délaisser Jacques Bonhomme, parce que les journalistes et les avocats l’insultaient. Aussi le peuple lui fera-t-il une légende et le gardera-t-il vivant dans son cœur. Ici, dans ce village éloigné de tout, sa mort a été un deuil général. N’oubliez pas, dans votre polémique, son caractère démocratique populaire. L’ordre, oui, mais non la réaction, mais non l’ancien régime ; le respect de l’Eglise, non l’asservissement à sa domination ; la guerre à l’avocat, au littérateur révolutionnaire, non au plébéien qui souffre. Celui-là, il faut l’aimer, le défendre, l’amnistier, le servir toujours quand même. J’étudie l’histoire de nos révolutions. Elles sont l’œuvre exclusive de bourgeois ambitieux, faméliques, déclassés, non celle du peuple. C’est le peuple qui a créé les Bonaparte, qui les a ressuscites et qui les ressuscitera. Je tremble en voyant la pente sur laquelle s’abandonne le parti bonapartiste. Ce sont les autres qui ont besoin de lui et non lui des autres, s’il reste la forme régulière de la démocratie. Il n’aura de valeur pour personne s’il devient la réaction inintelligente. Dites cela à l’oreille de votre gendarme et envoyez-le aux exilés. Ils l’accueilleront bien.

Je n’ai pas le courage de me demander ce que produira sur l’avenir cette mort douloureuse. Je suis tout entier à celui qui n’est plus.