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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/51

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je ne verrai personne, sauf les êtres qui sont comme un prolongement de moi-même, et le soir en me répétant : il en sera ainsi demain aussi. A Paris, lorsqu’à mon lever, je pensais au dîner en ville qui m’attendait le soir, ma journée était empoisonnée d’avance, et il m’est bien souvent arrivé, quoique je n’aime pas à chagriner les autres, de bien mal recevoir, d’un air rogue, ceux qui arrivaient au milieu de mes méditations. J’en étais désolé après, mais c’était fait.


A Madame de S***.


11 janvier 1873.

Je n’ai rien, rien à me reprocher ; je revendiquerai hautement l’honneur de tous mes actes, quand le moment en sera venu, et même, je n’aurai pas besoin de le faire, tant la vérité s’établira d’elle-même par la force des choses. Je me tais parce que je me réserve de me faire un jour, non pas accusateur, mais juge de tous les hommes, grands ou petits, qui profitent de la folie momentanée de la France pour propager la fausseté et satisfaire leurs rancunes, et parce que je considérerais comme une diminution de descendre à me justifier. En France, tout le monde veut être quelque chose, et pour cela il faut l’assentiment et le concours des autres ; je n’ai jamais pensé qu’à être quelqu’un ; pour cela, il n’est besoin de recourir à personne, et l’on est quelqu’un dans une cabane, aussi bien que sur un trône, et dans la disgrâce mieux peut-être que dans la bonne fortune.

Votre lettre m’a été particulièrement douce aujourd’hui, parce qu’elle me trouve dans un grand chagrin : la mort de l’Empereur m’a bouleversé. Je l’aimais profondément et d’autant plus qu’on l’injuriait davantage. C’était une âme supérieure à son siècle : ses erreurs seront réparées et ses bienfaits grandiront. Le peuple qui l’a méconnu vivant l’aimera après sa mort, et la civilisation qu’il a répandue et avancée le bénira. « C’est une des coutumes du Gaulois, dit Jules César, d’être d’autant plus attaché à ses chefs qu’ils sont malheureux. » C’est notre coutume maintenant d’être à leurs pieds quand ils sont puissants et de les trahir, dès qu’ils ne sont plus favorisés par la fortune. Je me suis tenu debout devant l’Empereur puissant, et je suis resté l’ami de l’Empereur vilipendé. Pour