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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/59

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la politique actuelle, elle est ce que la politique a toujours été, si ce n’est pour quelques sages en imperceptible minorité : un conflit violent ou rusé de passions personnelles décorées du beau nom de dévouement, de principes. Seulement, les mobiles qui dans les époques paisibles se déguisent sous l’apprêt des manières se montrent à nu aux moments de trouble.

Vous me demandez comment nous vivons et qui nous voyons. A Pollone, nous ne voyons absolument personne. Chaque jour, je fais ma visite à un pauvre paralytique, dont je crois vous avoir parlé, je suis salué par tout le monde dans la rue, j’échange quelques paroles avec l’un ou avec l’autre, mais chez moi je ne reçois personne. De loin en loin, le sous-préfet, l’évêque de Biella, quelques prêtres du voisinage auxquels j’ai eu l’occasion de rendre un service, le syndic, que j’ai fait décorer viennent me visiter ; mais tout cela ne représente pas deux heures de société par mois. Je puis donc dire que nous vivons absolument seuls. Nos émotions, ce sont les lettres de nos amis, qui, naturellement, deviennent chaque mois plus rares à mesure que notre éloignement prolongé nous a fait oublier davantage ; nos événements, c’est la nuit bonne ou mauvaise que Jocelyn a passée, le mot italien nouveau qu’il prononce, car il ne dit pas un mot de français, le jeu qu’il a adopté ; sa petite voix douce, claire, tendre est notre réjouissance. Thérèse a une petite table à côté de la mienne, devant la fenêtre qui plonge sur la vallée du Pô jusqu’aux Apennins et nos journées s’écoulent ainsi avec tant de rapidité, que je suis tenté de regarder le temps comme un voleur qui dérobe des objets précieux. Cette vie me pénètre de paix, de détachement, à ce point que je suis fertile en raisons pour la prolonger. Me voilà décidé à ne pas l’interrompre avant la fin de l’automne prochain, et qui sait si peut-être alors je ne la prolongerai pas encore. Les mois de mon ministère m’ont dégoûté de la politique plus encore que je ne l’étais, et tant que Dieu le permettra, je m’en tiendrai éloigné. J’écris en ce moment pour mes enfants un discours sur nos révolutions depuis 89 jusqu’en 1872. Lorsque les enquêtes seront terminées j’écrirai d’une manière définitive l’histoire de la guerre, déjà rédigée une fois, puis je finirai le travail de prédilection : Marie Magdeleine [1].

  1. Roman, paru en 1895.