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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/696

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Lucas, concierge des galeries du Muséum d’histoire naturelle, à qui a été remis le corps embaumé de Turenne, retiré de l’église de Franciade ». Car Franciade est le nom récemment républicain de Saint-Denis. La « momie » de Turenne demeura hors de sa tombe, dans l’amphithéâtre du Jardin des Plantes jusqu’à l’an VII. Elle n’avait pas fini d’être ainsi trimballée : le 16 avril 1799,1e directoire exécutif ordonna de la placer au Musée des Monuments français. Là, elle eut pour gardien cet Alexandre Lenoir, un assez brave homme et l’un des véritables sauveteurs de l’art pendant les années de folie. D’ailleurs, Lenoir n’admirait pas extrêmement ce cadavre célèbre ; il a écrit : « Turenne, dont on a tant vanté la momie, était moins conservé que Henri IV ; les formes étaient plus aplaties, la peau plus sèche et plus ridée ; cependant, à travers cette masse informe, en ma qualité d’artiste... » Eh ! Lenoir, on ne dit pas ça !.. « j’ai reconnu les formes de sa figure. » Son pensionnaire, au bout du compte, lui parait un peu surfait.

Or, on n’avait pas l’horreur de Turenne ; on voulait bien ne pas le considérer comme un séide des tyrans : et même on lui eût volontiers attribué quelques vertus républicaines.

Cette désinvolture à l’égard de la mort est un indice et marque l’esprit d’une époque. Ces gens qui n’avaient pas le respect de la mort et de l’histoire, comment donc auraient-ils épargné, dans leur terrible remuement, les œuvres d’art ? Les œuvres d’art sont du passé ; toutes sont du passé : les vieilles et les plus jeunes qui dernièrement ont résumé une méditation séculaire. Les anciennes œuvres d’art méritent l’amitié pour leur beauté sans doute, et pour le témoignage qu’elles donnent de temps lointains et abolis. Les nouvelles œuvres d’art ne sont pas toute nouveauté : elles continuent le rêve ancien ; les plus belles sont du passé qui renaît sous des apparences variées. Les unes et les autres, on ne les comprend et on ne les aime pas, si l’on n’a pas le goût de chercher en elles ce qui est mort et ce qui dure dans l’âme humaine. Le vandalisme est une maladie de l’intelligence, un défaut de mémoire, un état de singulière étourderie. Il y a des moments où l’humanité perd la conscience de soi, oublie ce qu’elle était, ce qu’elle est aussi. Elle ressemble alors à ces nigauds de singes qui, par distraction, laissent tomber ce qu’ils tenaient dans leurs mains précieusement.


ANDRÉ BEAUNIER.