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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/894

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Mais c’est bien plus encore l’existence même que nous menons ici qui me confirme dans cette impression cénobitique.

L’abdication totale de notre liberté, de nos goûts, le complet renoncement à tout ce qui faisait le charme et paraissait être le complément indispensable de la vie d’autrefois, ces traits caractéristiques de la vie claustrale sont également les traits dominants de notre existence de forçats. Ajoutez-y l’austérité du régime : nourriture grossière, solitude et silence presque continuels, travail manuel, forte discipline. Ajoutez surtout les compensations et les consolations que procure la vie religieuse. Ah ! les bonnes méditations, les salutaires retours sur soi-même de ces longues journées en cellule ! Jamais je n’ai senti, comme dans cette étroite réclusion, s’élargir mon domaine moral. On nous a pris notre liberté matérielle, mais l’autre, celle de l’esprit, celle des convictions et des aspirations intimes, nous est restée ; que dis-je ? elle s’est augmentée en nous à mesure que se resserrait notre captivité. Sur ce terrain sacré, l’ennemi ne saurait avoir prise ; il nous appartient tout entier, et, sous la livrée du forçat, nous nous sentons plus libres que la race d’esclaves qui nous opprime.


Si l’âme est en paix à Werden, le corps, en revanche, y est soumis à rude épreuve. J’ai parlé plus haut de la promiscuité avec les forçats allemands. Sur une population de 730 internés, nous sommes seulement vingt-cinq prisonniers politiques, éparpillés dans trois stations différentes ; dans une de ces stations, les prisonniers travaillent en atelier et sont logés dans un dortoir commun. Les contacts entre politiques et Allemands sont donc fréquents. Nous sommes littéralement noyés dans cette énorme population de criminels patentés, et il en résulte une impression très forte de déracinement et d’isolement.

De cela, cependant, je ne souffre pas trop, pas plus que je ne souffrirais du voisinage d’une ménagerie ambulante. Il n’y a qu’une circonstance où la promiscuité avec les Allemands soit vraiment intolérable. C’est lorsque notre « station » se rend au bain. Ce qu’on entend ici par « bain » consiste dans une maigre douche d’eau tiède administrée dans une petite étuve à moitié obscure, aux murs maculés, à l’atmosphère fétide. On se rend là une fois par semaine, par groupe