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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/115

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des sans-travail et des chômeurs assis dans les allées centrales du Thiergarten et des Linden par ces belles journées ensoleillées de septembre. Costumes minables, chaussures éculées, figures patibulaires de spartakistes n’ayant rien d’autre à faire que de voir passer les bourgeois. A quoi rêvent ces vaincus de la veille ? Sans doute à la révolution de demain. Si les bas-fonds des faubourgs, au lieu de travailler, envahissent ainsi le centre de la ville, s’ils y étalent, comme une menace, leurs haillons et leur oisiveté, c’est donc que la lutte sociale n’est pas terminée. Elle semble seulement arrêtée par une suspension d’armes. Berlin vit-il dans l’entr’acte de deux révolutions en offrant le contraste de deux sociétés ennemies, l’une qui dépense l’argent sans compter, l’autre qui la regarde faire avec des yeux d’envie et de haine ?

Jamais les grands hôtels n’ont été plus remplis ; on s’y dispute les chambres et les lits ; Allemands de province qui affluent dans la capitale, mais aussi trafiquants étrangers se hâtant de proposer leurs marchandises et de réaliser des gains faciles en raison de l’effondrement du change. On boit et l’on festoie autant qu’autrefois ; le patriotisme, pas plus que la bourse des dineurs, n’hésite à s’offrir du Champagne à si haut prix qu’il soit. Berlin regorge, comme presque toutes les grandes villes, de nouveaux riches et de profiteurs de la guerre. Malgré les malheurs de leur patrie, ils ne se tiennent pas de faire bombance. Bombance est, d’ailleurs, un terme relatif. La chère dans les meilleurs endroits est des plus médiocres, la viande fort rare, le lait et le beurre font complètement défaut ; la cuisine les remplace par des graisses suspectes, terreur des estomacs délicats. On se rattrape sur les mets somptueux, gibier, crustacés, volailles. Un repas discrètement arrosé coûte alors plusieurs centaines de marks. Cela n’empêche que les jeunes officiers démobilisés, facilement reconnaissables à leur raideur militaire dans leurs vêtements civils, viennent ici jouir de la vie et dépenser leurs derniers sous avant de s’enterrer dans leur province. On joue avec fureur dans les tripots et l’on s’amuse de même. Les cinémas se distinguent par des films d’une impudente lascivité, sur lesquels la police est seule à fermer les yeux. Ce sont là, paraît-il, lendemains habituels de guerre et de révolution, quelque tragiques que soient l’étendue des désastres et l’inconnu de l’avenir.