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Dans le hall de l’hôtel Adlon, je vois défiler des visages et des accoutrements nouveaux, mêlés à de rares figures de connaissance qui, en m’apercevant, détournent ou abaissent leurs regards. Est-ce haine ou confusion ? l’eu m’importe. La noblesse prussienne, saignée à blanc par les batailles, se terre dans ses domaines. Le personnel de l’ancienne cour a déserté Berlin, où ne restent plus sur leurs socles de bronze et de marbre que les effigies intactes des Hohenzollern. Mais toutes les images de Guillaume II ont disparu des vitrines ; même le vieux Fritz, Frédéric II, se fait invisible, ainsi que Napoléon, son rival dans la faveur populaire. Les honneurs de l’étalage sont réservés aux héros pacifiques, aux gloires littéraires, scientifiques et musicales.

Il en est une cependant, purement militaire, dont les revers n’ont pas abattu le prestige, c’est celle de l’immense bonhomme en bois, pain d’épice monumental, qui monte la garde au Thiergarten devant la colonne de la victoire sous son harnais de guerre, les mains croisées sur son sabre, le maréchal Hindenburg, statue rude et farouche où s’incarne l’esprit d’une nation.


II

L’important serait de deviner ce qui se cache sous cette résignation extérieure et ce qui fermente sous cette placidité d’emprunt. Cela nous aiderait à former des conjectures plausibles sur le sort de la paix que nous venons de signer. De quoi demain sera-t-il fait ? Qu’avons-nous à craindre de l’Allemagne désarmée ? Afin d’asseoir mon jugement, j’ai tenu à savoir quelle avait été pendant ces longues hostilités l’attitude de la population berlinoise, sur laquelle se modelait celle du peuple allemand, car dans ce pays esclave de la consigne et façonné à l’obéissance les mots d’ordre, la manière de penser autorisée, les impressions permises, tout venait en droite ligne de Berlin, jusqu’à ce que la révolte finale eût été apportée de Kiel et propagée par les marins de la flotte impériale. J’ai cherché à connaître de quelles illusions cette population s’était nourrie pendant la guerre, pour mieux mesurer quelles rancœurs la paix lui a laissées. J’ai questionné à ce sujet d’anciens collègues, ministres de pays neutres, qui avaient assisté à tous les événements