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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/294

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fondé de pouvoirs, un télégramme m’annonçant qu’on avait mis le feu à l’étable et que mes vaches avaient été brûlées vives. Ne possédant aucun moyen de défendre mes droits, je me soumis avec philosophie. Deux ou trois semaines après le coup d’Etat bolchéviste, j’appris que toute mon exploitation avait été déclarée propriété des paysans. Un comité qui s’était formé avait procédé au partage. On trouva que le moyen le plus approprié pour partager les meubles était d’organiser une loterie. On transporta tout ce qu’il y avait dans la maison, les granges, etc., dans la cour, on confectionna des billets à numéros, tous gagnants, qui représentaient respectivement un cheval, une charrue, une robe de ma femme, une raquette de tennis, etc., et on tira au sort. Un des gagnants se plaignait, depuis, amèrement, d’avoir reçu la raquette de tennis, tandis que son voisin gagnait un très beau cheval. C’était la première étape. Quelque temps après, on décida de procéder au partage des maisons et des autres constructions du domaine. Comme les prétendants étaient nombreux et que toutes nos constructions étaient en bois, on crut juste de procéder méthodiquement à un travail de dépècement. Chacun reçut une part égale en poutres. Le partage des champs vint plus tard, au printemps de 1918. Le lot de chacun des co-partageants très nombreux se trouva être si petit que même un grand effort de travail n’a pu donner qu’un profit tout à fait modeste. — Telle est l’histoire de ma dépossession en vertu du décret de Lénine. Je ne porte point rancune à mes voisins de campagne : je connais trop l’histoire russe pour me plaindre du sort qui a été réservé à mes biens, mais je ne puis m’empêcher de constater qu’un petit organisme économique que je tâchais de placer à un niveau de culture agricole supérieur et qui constituait pour mes voisins un avantage réel, puisque j’y dépensais plus que je ne gagnais, a été détruit au détriment de la production générale du pays.

Quels qu’aient été d’ailleurs les résultats économiques du décret sur la terre, il a eu certainement une répercussion politique très grave sur la situation du pays. Il mit en mouvement des millions d’hommes. Tout ce qui restait d’ordre et de légalité dans le pays s’effondra, et un chaos immense et lamentable s’ensuivit. Aucune résistance ne pouvait être opposée à ce mouvement : le mécanisme gouvernemental proprement dit était supprimé