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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/293

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la paix » et le « décret sur la terre, » l’on assista réellement à un tournant dans les destinées du pays. Deux changements, de nature totalement différente, mais également irréparables et également radicaux, étaient apportés à la situation de la Russie ; d’une part, la guerre avec l’Allemagne était perdue et, d’autre part, l’équilibre social du pays était bouleversé de fond en comble.

Le « décret sur la paix » disloqua l’armée. Plusieurs millions d’hommes indisciplinés, à l’esprit envenimé par l’appel anarchique des bolcheviks, avec fusils et cartouches, voire avec mitrailleuses, revinrent dans leurs villages, semant partout le désordre et les idées rudimentaires du pogrom social sanctionné et provoqué par le soi-disant gouvernement central, Leur arrivée à la campagne surexcitait dangereusement l’effervescence qui y régnait déjà, et la jacquerie imminente trouvait en eux des chefs armés auxquels les éléments sages de la campagne ne pouvaient plus résister.

D’autre part, le « décret sur la terre » invitait les paysans à s’emparer immédiatement des biens des propriétaires. Il ne peut être comparé à un acte législatif, tel qu’on le comprend dans les pays civilisés. Lénine, qui n’a jamais été membre d’un Parlement ou d’un gouvernement quelconque, n’avait pas la moindre idée de ce que c’est qu’une législation. Son décret est une motion révolutionnaire pure et simple. Il ne se préoccupe pas de définir ni qui est propriétaire sujet à expropriation, ni au profit de qui l’expropriation doit s’effectuer, ni comment on procédera à l’expropriation et quelle sera la méthode de l’appropriation ultérieure des terres. On s’imaginera facilement les effets d’une législation de cette nature. C’était simplement un appel au pillage général.

Sous le gouvernement bolchéviste, il était dangereux d’entreprendre des études sur place ; aussi personne en Russie ne sait exactement comment se sont déroulées ces milliers de petites révolutions villageoises et quel en fut le résultat général. Qu’on me permette, à titre d’exemple, de décrire, en deux mots, l’histoire d’un petit domaine, dans un des gouvernements de la Russie centrale que je connais, puisque j’en étais le propriétaire. J’y ai passé, avec ma femme, l’été de l’année 1917. On sentait alors la poudre, mais j’étais encore considéré comme propriétaire. Après notre départ, en automne, je reçus, de mon