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se prononcer, il laissait tomber l’allusion de l’interlocuteur en marquant bien qu’il avait compris, mais qu’il ne voulait pas se prononcer. Cette fois, tout comme les précédentes, l’Empereur déploya dans l’entretien les mêmes qualités. Il s’était d’ailleurs visiblement préparé à la conversation et me donnait en somme des instructions générales assez précises. Il me parlait avec son urbanité habituelle, et, tout en donnant des instructions qui étaient des ordres, avait l’air d’énoncer seulement ses opinions.

Une seule fois, au cours de cette audience, l’Empereur prit un air de solennité et de commandement. Après une pause voulue, se reculant d’un pas et m’enveloppant d’un regard pénétrant, il me dit : « Et écoutez bien, Nekludoff, ne perdez pas un instant de vue que nous ne pouvons pas faire la guerre. Je ne désire en général pas la guerre ; je ferai tout mon possible pour conserver au peuple russe les bienfaits de la paix. Mais en ce moment, plus que jamais, tout ce qui peut amener la guerre doit être évité. Il nous serait tout à fait impossible d’affronter une guerre avant cinq ou même six ans, avant l’année 1917... Enfin, si les intérêts les plus vitaux, si l’honneur de la Russie étaient en jeu, nous pourrions à la rigueur accepter un défi en 1915 ; mais avant cette époque — dans aucun cas et sous aucun prétexte ! M’avez-vous bien compris ? »

Je répondis sur-le-champ que je m’étais entièrement pénétré de cette instruction impériale, que je comprenais parfaitement la situation et que, dans le cours de ma mission, je ne perdrais pas un instant de vue les ordres que je venais de recevoir.

Là-dessus Sa Majesté revint à son ton de gracieuse bonhomie et, après un bout de conversation, me congédia.

Quelques jours après mon audience de Tsarskoé-Selo, M. Sazonoff tomba subitement malade d’une inflammation purulente de la gorge, laquelle se porta ensuite sur les poumons. Quinze jours plus tard, comme je partais pour Sofia, la maladie était déjà considérée comme sérieuse. Dans le courant du mois de mars, l’état du Ministre devint si grave que les médecins l’expédièrent en toute hâte à Davos et le monde de Pétersbourg s’occupait déjà, — et avec passion, — de la question de son successeur. Toutefois, aucune nomination ne fut faite. Stolypine, à ce moment encore assez puissant, ne voulait pas abandonner l’espoir que M. Sazonoff, son beau-frère et