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durer longtemps, que le pays en était las, que les complots allaient se multiplier et que si lui-même ne se séparait pas à temps du dictateur, la chute de ce dernier entraînerait fatalement sa propre chute, peut-être même une catastrophe sanglante pour lui et pour sa famille.

A ce moment, le changement de règne en Russie et ensuite la nomination du prince Lobanoff comme ministre des Affaires étrangères ouvrirent à Ferdinand des horizons de salut. Par l’entremise de Serge Tatischeff, publiciste de talent et ex-diplomate, s’ouvrirent des pourparlers confidentiels entre Lobanoff et le prince de Bulgarie. Ils aboutirent au coup de théâtre : démission de Stamboulov, passage du fils aîné et héritier du prince, baptisé catholique, dans le giron de l’Eglise orthodoxe-grecque et réconciliation du Prince avec la Russie. Il y a un vieux conte d’enfants dans lequel une châtelaine dénaturée, pour conserver éternellement sa beauté et sa jeunesse, consent à ce qu’une horrible sorcière aille plonger son enfant à minuit dans une eau maudite et en fasse ainsi un loup-garou. Ceux qui connaissent l’état d’âme des vieilles familles catholiques d’Autriche et d’Italie, peuvent comprendre que pour toute la parenté de Ferdinand, — à commencer surtout par sa femme, — l’acte qu’il commettait vis-à-vis de son enfant équivalait presque à l’infernal baptême de la légende. Il vendait l’âme de son enfant innocent pour conserver son trône. Lui-même en garda pour toujours au fond de son cœur un sentiment de honte et de crainte superstitieuse ; et il n’a jamais pardonné à la Russie le sacrifice qu’il dut faire en cette occurrence à nos exigences politiques et confessionnelles.

Ferdinand n’a jamais été aimé par son peuple qu’il méprisait et détestait. Il affichait même ce mépris devant les étrangers, surtout devant les membres du corps diplomatique de Sofia. « Comtesse, souffrez que je m’arrête ici pour mettre mes gants : je dois serrer les mains de mes charmants sujets ; je ne le risque jamais avec la main nue. » — « Madame, je vais vous conduire dans la grande salle où est rassemblé tout le beau monde de Sofia : vous verrez les épouvantables figures ! N’ayez pas trop peur ! » — Voilà les propos que j’ai entendus moi-même sortir de sa bouche. Et c’était ainsi à tout moment.

Mais Prince et sujets se retrouvaient d’accord sur un autre terrain que celui des relations et des sympathies individuelles.