Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ce serait mieux si la guerre venait enfin à éclater, car cette attente des événements et cette incertitude continuelle sont plus ruineuses que tout. Mais en somme, tout le monde craint la guerre. »


LE DERNIER HIVER DE SAINT-PÉTERSBOURG

A la mi-janvier vieux style, j’étais à Saint-Pétersbourg. Jamais le Pétersbourg mondain et riche ne s’était amusé comme au cours de ce dernier hiver. Dans le grand monde les fêtes se succédaient. Bals costumés, bals en perruques de couleur, fêtes aux ambassades et dans les Palais des Grands-Ducs. Théâtres et restaurants se remplissaient tous les soirs d’un brillant public. On jouait beaucoup à la Bourse dans tous les rangs de la société, toutes les valeurs étaient en hausse, le public gagnait généralement et escomptait de nouveaux gains.

J’ai encore présent à la mémoire le magnifique bal costumé donné par la comtesse de Kleinmichel, les salles remplies du beau monde de Pétersbourg et le beau vestibule à colonnes par lequel faisait son entrée le quadrille persan, le clou de la soirée. Au son d’un bel orchestre se déroulait sur les marches de l’escalier, pareille à un serpent à mille reflets, la « théorie » de seize belles jeunes femmes et d’autant de cavaliers se tenant par les mains et faisant parade des plus beaux brocarts et des plus belles fourrures, des plus magnifiques joyaux et des plus précieuses armes orientales. La grande-duchesse Cyrille et le grand-duc Boris conduisaient le quadrille auquel prenaient part, — triées sur le volet, — les plus jolies et gracieuses représentantes du cercle des jeunes dames que j’avais surnommées « les bayadères du culte des grands-ducs. » Les cavaliers appartenaient pour la plupart aux plus brillants régiments de la Garde. Six mois plus tard la moitié de ces beaux jeunes gens, — et tant d’autres encore qui dansaient et s’amusaient à ce bal, — tombaient morts ou grièvement blessés sur les premiers et glorieux champs de bataille de la Prusse Orientale.

Au moment où j’admirais tout ce brillant spectacle, je me trouvai, en tournant la tête, à côté du comte Witte que je n’avais pas revu depuis 1910. « Ah ! bonsoir ! — Bonsoir ! — Depuis quand êtes-vous arrivé ? — Depuis une huitaine de jours. — Quel magnifique coup d’œil ! — Oui, ravissant. Mais