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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/576

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dites, cher Comte, ne vous semble-t-il pas assister au « Festin pendant la peste » [1] ou plutôt « avant la peste ?... »

A peine avais-je articulé ces paroles, que le visage de Witte prit une expression terriblement soucieuse... Il me saisit par le bras en s’écriant : « Alors, vous aussi vous avez cette impression ?... — Mais bien certainement. Depuis que je suis à Pétersbourg, je ne puis me défaire de ce sentiment... — Je crois bien ! je crois bien ! reprit avec vivacité le comte. Nous allons Dieu sait où, Dieu sait à quel précipice. Il est impossible de continuer ainsi... » En ce moment, la maîtresse de la maison s’approcha de Witte, lui proposant de faire un bridge à la table de l’une des grandes-duchesses présentes. On me mit à une autre table et je n’ai pu savoir ce qui faisait l’objet des appréhensions si sincères du célèbre homme d’Etat : était-ce la guerre ou la révolution ? Moi personnellement, je redoutais la guerre. Ce fut d’ailleurs ma dernière rencontre avec le comte Witte, qui mourut à Pétersbourg un an et demi plus tard.

Quelques jours après, c’était l’élégant bal de la comtesse Betsy Schouvaloff dans le cadre splendide de son hôtel de la Fontanka, ancien palais de la célèbre Marie Narichkine, née Czetwertynska, la maîtresse attitrée d’Alexandre Ier ; palais tout rempli d’œuvres d’art du XVIIIe siècle et réunissant le luxe élégant des Narichkine et des Schouvaloff, — les favorites et les favoris d’une époque où la noblesse russe, devenue d’un coup européenne, se jeta à corps perdu sur les jouissances d’art et de luxe « l’un siècle de raffinement et d’élégance presque classique. Hélas ! qu’est devenu ce bel hôtel ? On le dit dévasté, saccagé, comme tant d’autres palais de Pétersbourg, les objets d’art brisés, anéantis ou bien vendus à l’Allemagne ou en Amérique.

Le pari insensé engagé par Pierre le Grand semblait être gagné et même au delà de ce que pouvait s’imaginer le plus grand des réformateurs barbares. Au milieu des neiges et des glaces, dans un désert marécageux, habité par quelques Finnois demi-sauvages, — les arts, les sciences, toutes les élégances et tous les artifices de la civilisation s’étaient donné rendez-vous : des bibliothèques et des musées célèbres, des théâtres fameux avaient ouvert leurs portes dans un décor de puissance et de

  1. Scène dramatique en vers très connue de notre célèbre poète Pouschkine.