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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/577

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force presque uniques au monde… Et, subitement, les ténèbres se firent au-dessus de tout ce décor, un vent souffla, un tremblement du sol qui semblait si mou et si inoffensif souleva comme une vague le pays, et nous ne savons même pas ce qui subsistera de toute cette floraison de culture et de vie lorsque poindra enfin un jour nouveau sur la désolation si souvent et si inutilement prédite…

Mais j’ai hâte de m’éloigner de cette méditation lugubre, et de revenir dans les salons brillamment éclairés de la comtesse Schouvaloff. Parmi les augustes personnages qui s’y étaient rendus, je rencontrai le prince Alexandre de Serbie qui était arrivé quelques jours auparavant à Saint-Pétersbourg. Le Prince me prit à part et, après m’avoir dit quelques paroles sincèrement aimables, m’adressa la question suivante : « Dites-moi, je vous prie, monsieur Nékludoff, votre opinion : peut-on, après tout ce qui est arrivé, espérer encore la reprise de relations amicales ou pour le moins de bon voisinage entre la Serbie et la Bulgarie ? Ou bien les Bulgares resteront-ils pendant longtemps encore nos plus irréconciliables ennemis ? Vous connaissez la Bulgarie mieux que qui que ce soit, et c’est pourquoi je tiendrais tout particulièrement à connaître votre opinion. » Je remerciai le Prince royal de sa flatteuse confiance et lui dis très franchement que je croyais les relations entre Serbes et Bulgares radicalement compromises pour de longues années ; j’ajoutai que la Serbie, en conduisant sa politique, ne devait pas perdre un seul instant de vue qu’elle avait à ses côtés un ennemi irréconciliable et ne vivant que de l’espoir d’une éclatante vengeance. « C’est très triste, fis-je en manière de conclusion, il faudrait tâcher d’y remédier peu à peu ; mais c’est un fait, et en politique il faut se fonder avant tout sur les faits. — C’est aussi mon avis, acquiesça le prince Alexandre ; ici, on m’assure de plusieurs côtés qu’il serait facile de se rapprocher de nouveau des Bulgares et de s’accorder avec eux ; mais alors, je dois avouer que je n’en crois rien et votre opinion me prouve que j’ai raison. »

Lorsque j’évoque ces conversations étranges et significatives tenues dans un décor de fête et au son d’une musique de bal, je me dis que Mme Bovary n’avait pas tout à fait tort lorsqu’elle se représentait les diplomates comme des gens « qui, — le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme, — se chuchotent à