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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/620

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à se poser. Je les vois pointer vers moi, m’éviter de quelques centimètres. Où aller ? Comment se dégager ? Détournant la tête, j’observe la tactique ennemie : deux m’encadrent à droite et à gauche, mirlitonnés noir et orange, les hideuses croix noires se détachant de l’aile en faux, le museau rougeàtre. Ils essayent de désorienter, de forcer leur proie à atterrir. Parfois les mains s’agitent en ironique salut. Tous se relayent à l’arrière et lâchent une bordée. Impossible de piquer cependant, de manœuvrer ni de gagner de vitesse ; sous peine de rester chez eux, je dois allonger à l’extrême mon vol plané très lent et doubler ainsi les chances d’être touché. Deux lignes droites à plat ont calé en croix l’hélice qui tourne à vide. Les assaillants s’en aperçoivent et leur feu redouble. Lâches ! vous êtes cinq contre un homme désemparé, achevez-le au lieu de prolonger son supplice... Mais non !... Travaillez, petits camarades ! Vous ne m’aurez pas cette fois encore !...

Tac, tac, tac, tac... Est-il possible de leur échapper ? Luttons toujours ! Seule l’angoisse de finir trop court me fait monter les larmes aux yeux. A peine ai-je dépassé la lisière de cette forêt ensorcelée et je n’ai plus que 2 000 mètres à descendre. Où poser en tout cas mon oiseau chéri ? D’avance il est condamné ; l’atterrissage, si nous arrivons jusque-là, sera fatalement mortel pour lui, s’il ne l’est aussi pour moi. Combien semble interminable de rester exposé, sans riposte possible, aux salves de tireurs acharnés. D’un mouvement très doux, ininterrompu, je vrille l’avion dont le vol irrégulier déroute la précision des visées. L’excès de danger engendre une extrême insouciance, un sang-froid presque indifférent ; mon cerveau hypertrophié dissèque les moindres sensations de chaque seconde qui passe ; je les écrirais sur le block-notes à droite sans la nécessité de tenir la direction.

La terre plus nette se rapproche enfin, à 1 500 mètres ; après une ultime pétarade, le dernier albatros découragé m’abandonne. Elle a duré près de quatre minutes, cette infernale descente : à six, avec leurs deux mitrailleuses, ils ont dû tirer deux à trois mille cartouches ! Respirons ! Pourtant je ne suis pas tout à fait certain d’atterrir en lignes amies, encore moins d’échapper à la chute qui se prépare. Comment ne pas briser mon avion sur cette plaine dévastée ? Pas la moindre surface plane ; seulement, à perte de vue, des trous pleins d’eau, serrés