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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/619

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mat traversant mon avion, le moteur déchaîné à pleine puissance s’arrête brusquement. Un regard au manomètre : la pression d’essence est tombée à zéro, les projectiles ont troué le réservoir. Instinctivement je branche sur « nourrice » — quelques litres d’essence supplémentaires placés à l’intérieur du plan supérieur, face au front du pilote — et la machine reprend son ronflement joyeux. Cette fois, trêve de plaisanterie, demi-tour vers nos tranchées, inutile de s’attarder davantage.

Tac, tac, tac, tac... Deux balles rasent mon bonnet, crèvent « la nourrice, » l’essence gicle à mon visage, et le moteur se tait, pour toujours cette fois. La situation empire ; discutons les hypothèses : „ à quoi bon s’énerver ? Seul un calme parfait peut vaincre le danger. Descendre en spirales ou en vrille, atténuer les chances de mort certaine, rester prisonnier chez eux ? Les lignes Franco-anglaises semblent si lointaines : mon appareil désemparé aura-t-il la force de les atteindre ? Cette maudite forêt d’Houtulst n’avance pas sous mes ailes ! Le vent lui-même est contraire... Prisonnier ?... Retourner dans leurs geôles une fois encore ?... Jamais !... Mieux vaut lutter jusqu’au bout.

Tac, tac, tac, tac... Oh ! les damnées mitrailleuses ! Que leur double cadence est énervante ! Elles ne vont donc jamais s’enrayer ? manquer de munitions ? Dans la carlingue à mes côtés, au travers des ailes, les balles picotent ou s’aplatissent : on jurerait un essaim de guêpes vésinant alentour. J’attends celle qui me frappera, en essayant d’imaginer comment elle pénétrera, et si même je la sentirai. Le choc et la mort seront-ils simultanés ou distincts ? M’en irai-je sans avoir pris conscience, ou l’âme attachée au corps se débattra-t-elle avant le grand voyage ? Quel sort m’attend à l’entrée de cet au-delà énigmatique où j’ai un pied posé ? Nulle frayeur cependant : il ne me semble pas que déjà l’Heure soit venue...

Tac, tac, tac, tac... Torture plus particulièrement atroce : tandis que les balles ordinaires ne se révèlent qu’en heurtant ma monture, les « incendiaires » tissent l’air tout autour de moi d’un réseau visible, je passe dans leur sillage de fumée, à travers leurs traces floconneuses. Elles me frôlent, m’enveloppent de traînées bleutées, parallèles comme des lignes de musique sur lesquelles les notes du De Profondis final hésiteraient