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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/627

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Sur le chemin du retour, d’un regard machinal, je caresse les flancs de ma monture. A droite et à gauche, à moins d’un mètre de ma tête, des rafales de balles ont lacéré ses ailes, fait éclater ses mâts, coupé un hauban. On dirait un pauvre oiseau déplumé par la bataille. La mitrailleuse essayée tire avec sa régularité coutumière : tout à l’heure mon index engourdi par le froid a perdu le sens du toucher ; en croyant appuyer à fond sur la détente, je devais l’effleurer à peine. Point même n’était besoin de réarmer. Des larmes de désespoir me montent aux yeux, qui ternissent les verres de mes lunettes au travers desquelles le ciel si bleu parait désormais lourd et gris.

A l’atterrissage, de G... accourt, stupéfait de me retrouver vivant, mais plus surpris encore que l’Allemand ne soit point abattu. Témoin impuissant du combat, étant enrayé lui-même, il voyait mes lumineuses traverser l’adversaire dont les incendiaires criblaient en même temps mon Spad.

Sans doute notre heure à tous deux n’était point encore sonnée ! Demain... Mais faudra-t-il donc toujours attendre demain ?


11 décembre.

De longues semaines s’étaient écoulées depuis la dernière visite qu’Elle nous avait rendue. Pourtant nul d’entre nous n’osait avouer ses inquietudes.de crainte d’attirer son attention...

Brusquement ce matin, à l’heure où personne ne s’y attendait, Elle est venue chercher T... [1], l’un de nos meilleurs camarades. A 8 heures il s’est tué à l’extrémité du terrain. Qui donc aurait prévu une fin aussi tragique pour celui-là, après de si rudes combats ? Par deux fois grièvement blessé, T... reprenait sa place d’escadrille plusieurs mois avant l’expiration de sa convalescence, et le voilà, comme tant d’autres, victime du fatal accident. Tout à l’heure, en prenant son essor, le moteur a faibli dès les premiers battements d’aile, et le pilote n’a pu résister à la dangereuse tentation de regagner le nid qu’il venait de quitter : trop lent, trop bas surtout pour effectuer un virage, l’oiseau s’est écrasé au sol !...

Il était vêtu de sa combinaison verdâtre, notre uniforme de travail, baigné de sang et d’huile, lorsque je vins saluer sa dépouille. Le visage aux traits affinés gardait la même expression

  1. Adjudant G. Triboulet.