Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les Fritz nous ont-ils aperçus ? De loin en entend crépiter leurs mitrailleuses. Poudre aux moineaux à semblable distance ! Simulons la retraite pour que l’adversaire s’enhardisse. Sur ma trace en effet, au-dessus du fort de Brimont, un des biplaces franchit nos tranchées et s’avance, insouciant. Gare à lui lors de son virage de retour quand le soleil, propice à mes desseins, aveuglera son mitrailleur. La tête penchée par-dessus bord, j’épie le moindre de ses mouvements. L’occasion est magnifique : seul contre lui, en pleines lignes françaises, avec partout des champs où se poser pour ramasser les morceaux de la victime. G..., toujours en dessous, parait ne pouvoir monter.

Il vire ! L’instant est venu ; le frisson qui vous parcourt tout entier avant un combat ; puis la plongée foudroyante. L’aviatik grossit avec une rapidité folle, devient énorme, tellement immanquable, qu’un rire me secoue : par quel bout l’attaquer ? Avec le soleil juste en arrière, aucun risque de le tirer par dessus. En zig-zags et en glissades, je me rapproche. Tout à l’heure, la phase ultime du duel va s’engager. Sa mitrailleuse semble silencieuse et l’homme qui la manœuvre se détache à peine sur la peinture chocolat du fuselage. La ligne de mire le coupe plein centre ; je presse la gâchette ; mon arme crépite joyeusement... brusquement, le tir s’arrête !...

Nous ne sommes plus qu’à quelques mètres. Jusqu’ici l’Allemand a continué son vol rectiligne. Soudain, craignant l’emboutissage, il incline à gauche, à l’instant précis où j’exécute la même manœuvre. Mon Spad se cabre sous une traction désespérée. Nous nous frôlons ; nos gouvernails fouettent dans le vent l’un de l’autre. Le mitrailleur, comme s’il avait été touché, semble affalé sur le rebord de la carlingue, sa Parabellum [1] dressée inutilement en l’air. Les moindres détails se gravent à mes yeux dilatés. Maintenant il se rabat vers la droite, me laissant accentuer le mouvement opposé. En une seconde, nous sommes déjà très loin.

Un dégoût, une lassitude infinie paralysent en moi toute idée de poursuite. La pensée de désenrayer ou de réarmer simplement ma mitrailleuse ne me vient même pas à l’esprit. Pourquoi juste cet arrêt de tir à l’instant précis où, dans ses manœuvres affolées, il ne pouvait plus échapper ?

  1. Mitrailleuse allemande.